vendredi 9 février 2018

Hôpital, Ehpad : enfin la crise !

Par Jean de KERVASDOUE, Economiste, spécialiste des hôpitaux — 

A Paris, fin janvier, manifestation pour l’amélioration des conditions de travail en Ehpad, devant le ministère de la Santé à Paris.
A Paris, fin janvier, manifestation pour l’amélioration des conditions de travail en Ehpad, devant le ministère de la Santé à Paris.Photo Martin Colombet. HansLucas pour Libération


Le système de santé français est à bout de souffle, faute de personnel et d’investissement. Alors que la société se médicalise et que les savoirs et les techniques se démultiplient, c’est tout un système qu’il faut repenser.

Enfin, les crises de l’hôpital et des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) apparaissent au grand jour. Rien d’étonnant : les gouvernements précédents ont eu pour obsession, sans succès remarqué, la réduction des déficits publics et, pour tenter d’y parvenir, se sont notamment assis sur la marmite des institutions sanitaires et sociales. Hier, elles bouillonnaient, aujourd’hui elles explosent. Ces institutions ballottées, bouleversées, malmenées, ignorées, espèrent donc, enfin, être entendues.
Une fois encore, l’incapacité politique d’aborder ces questions me frappe. Il est vrai qu’hôpitaux et Ehpad traitent de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Ils prennent en charge les plus fragiles, les plus âgés et les plus seuls. Or, il n’est pas facile d’évoquer publiquement la souffrance des uns et l’abandon des autres. Si l’on peut débattre en France de l’école et donc de l’avenir, ce n’est ni le cas des hôpitaux ni celui des Ehpad qui tentent, tant bien que mal, de «réparer les vivants», souvent très âgés.

Aussi longtemps que les professionnels s’y dévouent, ces institutions restent à l’arrière-plan, dans leur monde de l’intime et de l’angoisse. Le jour est venu où le statu quo est intenable, demain ne peut plus être hier avec seulement un peu plus d’argent, car la médecine, comme la société française, se sont transformées.
En effet, la demande hospitalière s’accroît quantitativement, parce que la génération du baby-boom (1947-1973) commence à dépasser les 70 ans. Or, comme l’espérance de vie augmente grâce notamment aux succès de la médecine, les personnes qui seraient mortes hier vivent aujourd’hui, pas éternellement certes, mais suffisamment longtemps pour consommer d’autres soins et subir plus tard d’autres opérations. Il est donc imprudent d’affirmer que la prévention va systématiquement diminuer les dépenses de santé car, quand elle est efficace, elle accroît l’espérance de vie de ses bénéficiaires et leur consommation de soins dans le temps. Les calculs montrent que ce n’est pas toujours moins cher.

700 000 articles médicaux par an

La demande évolue aussi qualitativement. La société se médicalise et avec elle le sport, l’alimentation, l’esthétique, le sexe, le bien-être… Quant à l’offre, elle explose. Il y a plus de 700 000 articles médicaux publiés chaque année dans les revues à comité de lecture. Cette explosion des savoirs et des techniques conduit à une double spécialisation. La première concerne la seule profession médicale, la seconde toutes les autres professions de santé. Dans le monde entier, la médecine se segmente au point de s’émietter. On ne forme plus depuis quarante ans de chirurgiens généralistes et les orthopédistes qui acceptent encore de pratiquer tous les actes de leur spécialité vont disparaître. Les jeunes chirurgiens de ce domaine sont des spécialistes de la main, de la hanche, du pied ou du genou… Il en est de même de toutes les autres spécialités médico-chirurgicales : il y a onze sous-spécialités en cardiologie, quatre en chirurgie viscérale…
En outre, les autres professions de santé se spécialisent aussi et de surcroît, chaque année, naissent de nouveaux métiers de la santé. Il existe ainsi plus de 150 spécialités médicales et plus de 200 autres métiers de la santé. Si bien que les soins donnés à un patient requièrent de très nombreuses compétences : les unes pour écouter, soigner, opérer, accompagner les patients, les autres pour prendre de nouvelles images, réaliser de nouveaux examens biologiques, maîtriser de nouveaux logiciels, concevoir de nouvelles «appli santé» (il y en a déjà 50 000) ! Un médecin peut-il encore (presque) tout prescrire, alors qu’il ne peut plus tout connaître ? Qui va coordonner le parcours du patient et le conduire dans le maquis des spécialités et des métiers ? Le clinicien payé moins de 30 euros la consultation ? Les spécialistes des établissements petits et moyens vont-ils trouver des successeurs, alors que l’on n’en forme plus ?
Faute de chirurgiens et d’anesthésistes, il est d’ores et déjà nécessaire de fermer les services qui font moins de 2 000 actes de chirurgie par an. Ils sont aussi coûteux que dangereux. La véritable inégalité en France n’est plus tant celle de l’accès aux soins que celle des soins. Ici, riches et pauvres recevront les meilleurs soins du monde, là ce sera plus… incertain.
Par ailleurs, les exemples d’examens ou d’actes chirurgicaux trop ou mal prescrits abondent : radio du crâne, test de la vitamine D, thyroïdectomie, chirurgie de l’obésité, chirurgie du genou ou de la hanche, prise en charge de certains cancers, prescription de statines, d’antibiotiques, de psychotropes, surprescription de médicaments chez les personnes âgées… les exemples abondent de surprescriptions, comme de sous-prescriptions. Peut-on encore conserver une quasi absolue liberté de prescrire ? Si elle est restreinte, qui va évaluer le bien-fondé des pratiques cliniques ? Avec quelle légitimité ? Comment ? Avec quelles conséquences pour le patient et son médecin ? Le moins que l’on puisse dire est que ce débat n’a pas encore commencé en France.

Gérer le «parcours de soin»

Par ailleurs, si on ferme les petits hôpitaux, qui va assurer les urgences, alors que l’hôpital est devenu le généraliste des pauvres ? Les jeunes généralistes qui tardent à s’installer et qui ne veulent plus travailler comme leurs aînés ? Eux, bien entendu, mais pas avec un paiement à l’acte qui ne favorise pas la coordination de la prise en charge des patients, ce que l’on appelle la «gestion du parcours de soins».
Il faut donc, enfin, trouver une structure juridique et un système financier qui permettent que des «maisons médicales» assurent la permanence des soins et les gardes de nuit et qu’elles offrent un même toit à des médecins, des infirmières, des kinésithérapeutes disposant collectivement d’appareils d’imagerie, de tests de biologie… Ceci n’est pas concevable avec un paiement à l’acte, fut-il de 30 euros, mais avec un système tout aussi libéral de financement au parcours de soins et de paiement au forfait annuel (capitation).
Or, sans accabler les gouvernements passés, non seulement aucune réforme de structure n’a été faite, mais les décisions qui s’imposaient n’ont pas été prises. Ainsi la ministre de la Santé de François Hollande a refusé de fermer une soixantaine de services d’urgence qui ne donnaient plus aux patients le minimum de garanties de sécurité. A Paris, à la demande de la maire qui a, pour cela, signé un accord avec le Parti communiste et la CGT, l’Hôtel-Dieu n’est toujours pas fermé, alors que les établissements de l’AP-HP qui sont réputés dans le monde entier manquent de personnels et d’investissements. Il est vrai que la politique stupide de raboter uniformément les tarifs hospitaliers a aussi contribué à ce rationnement aveugle, sans réduire les actes et les prescriptions inutiles.
Pour conclure, en évoquant plus spécifiquement le très grand âge et la demande de soins des personnes dépendantes à domicile, il va aussi falloir former des infirmières «spécialisées». Elles auront le niveau du master (bac+5), pourront prescrire et suivre, sous la responsabilité de médecins, des patients en institution et à domicile. En la matière, les exemples étrangers abondent et sont positifs.
Quant aux Ehpad, pour donner à nos aînés une prise en charge digne, il faut plus de personnel et donc plus d’argent. Les sources sont connues : la personne elle-même, c’est-à-dire sa retraite et… son patrimoine. Pour l’instant, on ne considère que l’un et pas l’autre, pourtant les classes d’âge des plus de 80 ans ont réussi au cours de leur vie à constituer un patrimoine. Faut-il y puiser ? Comme l’assurance-dépendance ne s’est guère développée, reste la solution de la solidarité. La France n’a pas su créer, comme les Pays-Bas ou l’Allemagne, un risque «dépendance». Il semble difficile d’accroître encore les prélèvements obligatoires, mais il me semble difficile aussi de ne pas en débattre et, en attendant, tout faire pour aider ceux qui gardent à domicile les personnes dépendantes. Si, on peut trouver des réponses aux questions posées ici, elles prendront du temps. Comment faire quand il n’y a plus d’argent ? Comment sortir de l’asphyxie solidaire ?
Jean de Kervasdoué est l’auteur de Qui paiera pour nous soigner? L’asphyxie solidaire, Fayard 2017.

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