lundi 26 février 2018

Catherine Ollivet : «Il y a une différence entre la vérité qui est la nôtre et celle des malades»

Par Anaïs Moran — 

Lucienne Goulet, 88 ans, résidente à l'Ehpad de Potigny.
Lucienne Goulet, 88 ans, résidente à l'Ehpad de Potigny.Photo Nolwenn Brod. VU pour Libération

La fondatrice de l’antenne en Seine-Saint-Denis de France Alzheimer explique les avantages et les dérives à éviter dans l’usage des «poupées d’empathie».

Miraculeux pour ses partisans, mais déontologiquement incorrect voire irrévérencieux pour ses détracteurs : la «poupée d’empathie», nouvel outil utilisé pour apaiser les malades atteint d’Alzheimer, fait l’objet de débats au sein de la sphère médicale. Catherine Ollivet, fondatrice de l’antenne en Seine-Saint-Denis de l’association France Alzheimer en Seine-Saint-Denis et présidente de l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France, fait le point.
Dans quelle démarche médicale s’inscrit l’usage des «poupées d’empathie» ?
Il s’agit avant tout de mettre en application la notion de «prendre soin». La réponse médicale ne peut se réduire à garantir les besoins primaires (manger, se laver, s’habiller) et accomplir des soins techniques (donner les médicaments, traiter des escarres ou installer une perfusion d’hydratation). Les personnes malades d’Alzheimer ont eux aussi des besoins relationnels, affectifs, et ce besoin d’exister dans le regard de l’autre, des proches aidants et des professionnels du soin. Des «objets» peuvent ainsi être des médiateurs de l’expression des sentiments. C’est le cas de ces baigneurs, c’est le cas aussi du phoque Paro, un robot mis au point au Japon qui est déjà utilisé dans de nombreux établissements d’accueil en France. Bourré de capteurs, il réagit aux gestes et à la voix des personnes malades et leur permet d’exprimer des sentiments de tendresse, de bavarder ensemble, même si la maladie ne leur permet plus d’avoir un langage compréhensible.

Comment expliquer que les patients atteints d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée ne se rendent pas compte de l’artificialité de ces bébés ?
Ces personnes ne souffrent pas seulement des troubles de la mémoire. A un stade évolué de la maladie, c’est l’ensemble du dispositif cognitif qui est touché et donc l’ensemble des processus intellectuels permettant habituellement de parvenir à une réponse adaptée, qui finit par dysfonctionner. Ces personnes souffrent donc aussi d’un trouble de la reconnaissance, de la parole, de la gestuelle… Elles sont désorientées dans la globalité de leurs raisonnements.
Quels en sont les effets positifs ?
Apaiser les souffrances d’antan. Il ne faut jamais oublier que chez les personnes qui souffrent des troubles de la mémoire de type Alzheimer, le passé est devenu le présent. Elles ne vivent donc pas dans la même temporalité que le personnel médical et les membres de leur famille. Si la présence d’un bébé a marqué leur vie de manière positive dans le passé, il est très probable qu’une poupée d’empathie parvienne à réveiller des sentiments positifs, de la sérénité, de la joie, mais aussi de la précision dans les gestes ou dans la parole. Par exemple, une personne qui n’arrive plus à prononcer une phrase entière, ou à boutonner son chemisier, peut de nouveau y parvenir pour s’adresser au baigneur et l’habiller.
Cela fonctionne-t-il sur tous les patients ?
Non. Une personne au début de la maladie va bien voir que c’est un faux bébé, donc inutile de lui faire croire que c’est un vrai. Lorsque la maladie est avancée, l’usage des baigneurs fonctionne surtout sur les femmes. Les hommes de cette génération (nés dans les années 30-40) n’étaient franchement pas nombreux à s’occuper des bébés, l’instinct paternel ne se réveillera pas forcément. Cela peut aussi être une grave erreur si une patiente n’a jamais eu d’enfant et en a souffert, ou si elle a subi un traumatisme dans le passé en lien avec sa maternité, comme par exemple la mort précoce de son enfant. La démarche doit être extrêmement individuelle. On doit faire très attention à l’effet pervers de la généralisation.
Comment l’usage des baigneurs est-il perçu dans la sphère médicale et chez les spécialistes ?
Cette démarche est loin de faire l’unanimité. Le débat se cristallise autour de la notion de mensonge. Certains médecins défendent un raisonnement strict, voire absolutiste : on n’a pas le droit de mentir à un malade, peu importent les circonstances, point. Et puis il y a l’autre «camp» qui pense que tout est affaire de nuance, tant qu’il y a du respect. Est-ce éthiquement défendable d’utiliser un outil de médiation affective ou est-ce un leurre injustifiable ? Il existe une différence entre la vérité pure et dure, qui est la nôtre, et la vérité des malades. Ce n’est pas un mensonge, c’est une vérité adaptée à l’expression de leurs besoins et parfois de leurs souffrances.
Cette démarche a-t-elle ses limites ?
Je pense que le personnel médical comme l’entourage doivent éviter d’aller trop loin dans l’univers du malade. Il ne faut pas entrer totalement «dans le jeu», c’est une question d’équilibre. C’est en observant finement les réactions des personnes malades que l’on peut voir jusqu’où elles veulent aller dans leur rencontre avec ces faux bébés. Par exemple, lorsqu’un malade dit «j’attends mes enfants, ils vont bientôt rentrer», le personnel médical n’a pas à dire «ah oui, je les entends au bout du couloir» ou «vous allez leur préparer quoi à dîner ?». Il peut en revanche lui demander comment s’appellent ses enfants ou à quel âge ils sont devenus parents pour faire travailler la mémoire. Accompagner les patients dans leurs besoins affectifs et participer activement à la mystification, ce sont deux choses différentes.

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