samedi 24 février 2018

Appelle-moi par mon (autre) nom

Par Paul B. Preciado, Philosophe — 

Changer de genre est un processus éminemment social et politique. Une expérience comparable à la migration, à une sortie de prison ou à reprendre le travail après un cancer.

Il m’arrive encore, mais plus aussi souvent qu’avant, de rencontrer quelqu’un qui s’obstine à m’appeler par un nom féminin, ou qui refuse de m’appeler par mon prénom, cet autre nom qui désormais est le mien. Je peux réfuter sa déclaration de façon rhétorique, je peux fournir des preuves institutionnelles, je peux accentuer ma performance de masculinité : arrêter de me raser pendant deux jours, porter des bottes plus lourdes, le pantalon plus ample, éviter d’avoir un sac à la main, je peux même cracher quand je marche dans la rue ou arrêter de sourire (la masculinité exige parfois une chorégraphie stupide), mais aucune de ces pratiques ne suffit à prouver la vérité du genre, pour la bonne et simple raison que la vérité du genre n’existe pas en dehors d’un ensemble de conventions sociales intersubjectives. Le genre n’est pas une propriété psychique ou physique du sujet ni une identité naturelle, c’est une relation de pouvoir soumise à un processus collectif constant d’assujettissement - en même temps de soutien et de contrôle, de subjectivation et de soumission.
Pendant les deux ou trois premières années d’une transition, la masculinité de l’homme trans est suspendue à un fil. Un fil qui passe de main en main, que n’importe qui peut attacher ou casser. Chaque personne, chaque institution, peut à un moment donné nouer ce fil ou le couper. Une poignée de mains, un regard, un nom ou un pronom, un document, une signature, l’acceptation d’ouvrir un compte bancaire, refaire un permis de conduire, une confession, un bras passé autour de l’épaule, une question posée, une manière de proposer une cigarette ou d’offrir une boisson… et le fil est tissé ou défait. En moins d’une seconde. C’est ce fil social celui qui nous tient et qui nous constitue ou nous destitue en tant que sujets politiques.
Si la décision de commencer un processus de réassignation de genre est individuelle et apparemment volontaire, le processus de transition est collectif et ouvert à de constantes validations, ou censures. L’intensité de la douleur qu’on ressent quand on est confronté à ce qu’une personne décide d’utiliser l’autre pronom, ou refuse de nous appeler par le seul nom qui est désormais le nôtre, est proportionnelle à la force par laquelle ce petit geste vient répéter une chaîne historique de violences et d’exclusions. Cet énoncé insignifiant vient restaurer une hiérarchie normative entre ceux qui ont le droit à un pré-nom et les autres. La personne qui (pensant mieux connaître notre sexe que nous-même) refuse de nous appeler par notre nouveau nom, ou d’accorder au masculin ou au féminin ce qui nous concerne, n’oppose pas, contrairement à ce qu’on dit parfois, le biologique au social - en général, celui qui fait ça ne connaît pas grand-chose de notre anatomie. Il donne la priorité à une fiction sociale normative sur une fiction sociale en voie d’institution. Pour le dire dans les termes de l’anthropologue Philippe Descola, il n’y a, dans les processus de reconnaissance de genre et de sexe, pas de lutte entre la nature et la culture, mais bien entre deux (ou d’avantage) registres culturels de la différence sexuelle : une normative, et une dissidente.
A chaque processus de transition, une réécriture complète du contrat social a lieu, dans laquelle l’existence politique d’un corps peut être affirmée ou refusée. Pour un migrant ou pour un trans, le succès du voyage dépend de la générosité avec laquelle les autres vous accueillent et vous soutiennent, sans penser constamment «voici un étranger» ou «je sais que vous êtes réellement une femme», mais en voyant votre singularité de corps vulnérable à la recherche d’un autre endroit où la vie pourrait prendre racine. Et ce faisant, en passant, découvrir avec vous le nouvel espace de réalité sociale qui s’ouvre à votre existence. Comme le migrant, une personne en transition de genre élabore peu à peu une cartographie de survie distinguant les espaces habitables de ceux qui sont infranchissables, les lieux où l’on peut exister de ceux où notre existence est constamment contestée, jusqu’à construire avec succès (enfin, pas toujours) un réseau de sujétion qui lui permet de donner une existence matérielle à la fiction politique de son genre.
Chaque jour, en marchant sur ce réseau insensé de fils ténus, je me dis que faire une transition du genre est peut-être le plus beau processus politique expérimental qu’un être humain du début du troisième millénaire puisse vivre. Mais c’est aussi l’un des plus risqués, que je compare à la migration, à la «réintégration» sociale après une sortie de prison, au fait de retourner au travail après avoir été diagnostiqué porteur du sida ou d’un cancer, d’être mère ou père ou fils ou fille adoptif, devenir prof de gym après avoir été star du X, d’avoir été diagnostiqué schizophrène ou borderline et d’essayer d’avoir ce que certaines personnes appellent, sans savoir de quoi ils parlent, une vie normale.
Au cours de son dernier séminaire, «la Bête et le Souverain», Derrida suggérait que chez les primates humains, il n’y a pas de souveraineté naturelle. Ce que la transition nous apprend (la migration, la réinsertion…), c’est que la souveraineté d’un sujet politique (qu’il soit trans ou cis, ou migrant ou pas, blanc ou non blanc…) n’est pas donnée à l’avance mais qu’elle se fait et se défait constamment à travers un vaste appareil de soutien institutionnel : si quelqu’un vous retire votre carte d’identité, votre passeport, votre droit d’aller chercher vos enfants à l’école, la possibilité de consulter un médecin ou d’aller à la piscine, si les autres s’obstinent à vous appeler par un prénom qui ne vous correspond pas, si d’autres vous retirent leur salut, leur affection, leur étreinte… votre existence sociale, sexuelle et politique s’éroderont, voir se détruiront. De cette existence que vous imaginez authentiquement comme vôtre, il ne resterait plus grand-chose.
Ce qui caractérise notre ontologie est un principe radical d’indétermination : le besoin d’être soumis à un processus constant de construction et de déconstruction sociale. Notre souveraineté ne nous est pas donnée par la naissance (n’est pas identité), elle est faite d’un échafaudage de fiction, une sorte d’exo-squelette social qui nous maintient en vie : il n’y a rien de «réel» dans un nom, ou dans un adjectif, dans un document d’identification qui dit allemand ou français, espagnol ou syrien. Le nom n’est que fumée, dit Goethe, et pourtant nous respirons grâce à cette fumée partagée. Par conséquent, s’il vous plaît, appelez-nous par notre (autre) nom.
Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.

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