lundi 15 janvier 2018

Une nouvelle vision de l’embryon

Des équipes françaises ont obtenu des images fascinantes d’embryons et de fœtus humains, d’une précision inégalée. De quoi tirer un nouvel atlas d’anatomie moléculaire de notre développement et espérer des avancées médicales.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par 

En vert, l’innervation sensitive de la face d’un embryon d’environ 8 semaines de développement.
En vert, l’innervation sensitive de la face d’un embryon d’environ 8 semaines de développement. Fondation Voir et Entendre/Institut de la Vision

Une main de tanagra, ornée de sa dentelle de nerfs bleus, verts ou violets. Un pied lilliputien où court l’arborescence des vaisseaux sanguins – jaunes, pourpres, turquoise. Un tout petit bras avec les palmes de ses muscles naissants. Et ce délicat, saisissant profil où file une arabesque verte : le système nerveux périphérique.

Et puis cette face étrange qui semble nous fixer, surgit de sa nuit utérine. Pour nous confier quelles lois de son développement ? Pour nous livrer, sur nos premières semaines de vie, quelle mémoire-fantôme ? Nous avons tous vécu ces étapes de vie primordiale, nichée dans le ventre maternel, sans qu’elles inscrivent, dans nos cerveaux en ­devenir, la moindre trace consciente.

Ces images subjuguent ou dérangent, ravissent ou donnent le frisson. Toutes proviennent d’embryons ou de fœtus humains morts, âgés de 6 à 14 semaines (on parle de fœtus à partir de la 8e semaine de vie). Ces poids plume de 1,5 gramme (à 6 semaines) à 110 grammes (à 14 semaines) ­mesurent respectivement huit millimètres et neuf centimètres de long, du sommet du crâne au bas du dos – les bourgeons des jambes sont alors repliés sur l’avant.

Leur anatomie est ici révélée dans ses détails les plus purs, à l’échelle de la cellule dont chaque sous-type peut être identifié avec certitude. Des vidéos associées permettent d’appréhender dans l’espace le développement de cette architecture arachnéenne. Une finesse de cristal. Prenez garde : face à ces chefs-d’œuvre de la nature, vous risquez le syndrome de Stendhal, ce vertige qui saisit l’écrivain visitant l’Italie, en 1817.


Ces épures qui ourlent les lignes, retracent la construction des organes embryonnaires ou fœtaux, nous les devons à des miniaturistes français. Avant 8 semaines de développement, l’embryon est relativement bien connu car il est ­encore peu complexe. Quant au fœtus, après 15 semaines de développement, son anatomie se rapproche de celle de l’enfant ou de l’adulte. « Mais une période obscure s’étend entre la huitième et la quinzième semaine de développement : on ne sait pas très bien comment se construit le fœtus », indique Alain Chédotal, directeur de ­recherche à l’Institut de la vision (Inserm, CNRS, université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris).

Nerfs sensori-moteurs d’une main droite  à trois stades de  son développement, entre les 7e  et 11e semaines :  nerf radial (en bleu), médian (en rose)  et ulnaire (en vert).
Nerfs sensori-moteurs d’une main droite  à trois stades de  son développement, entre les 7e  et 11e semaines :  nerf radial (en bleu), médian (en rose)  et ulnaire (en vert). Fondation Voir et Entendre/Institut de la Vision

C’est donc à l’Institut de la vision que son équipe a rendu transparentes ces esquisses de vie ­humaine. Paradoxal ? Non, car l’enjeu est bien de les observer en 3D. C’est ce qui a permis aux chercheurs de construire un atlas moderne de l’embryon humain. Un travail associant également ­Paolo Giacobini, du centre de recherche Jean-Pierre Aubert (Inserm, université de Lille).

« C’est toujours un peu frustrant, confie Alain Chédotal, de ne présenter que des photos de notre travail, alors même qu’il offre une vision 3D du ­développement, filmé sous tous les angles et sous tous les plans. » On peut le rassurer : à elles seules, ces images sont époustouflantes. Elles ont d’ailleurs fait la « une » de la revue Cell, une des plus prestigieuses qui soient, où elles ont été ­publiées le 23 mars 2017. Un succès récompensé par le prix Recherche 2017 de l’Inserm, qu’Alain Chédotal a reçu le 30 novembre. Il a aussi été élu à l’Académie des sciences ce même mois.

Les chercheurs ont voulu rendre accessibles à tous l’ensemble des données de cet atlas moderne de l’embryon humain, interactif. Les scientifiques, mais aussi le grand public, peuvent les consulter sur un site hébergé à l’Institut de la vision (www.transparent-human-embryo.com). « Les étudiants en médecine, les embryologistes, les chirurgiens pédiatriques et fœtaux pourront s’emparer de ces vidéos pour parfaire leur formation », se réjouit-il. Mais aussi les chercheurs qui s’intéressent à un aspect précis du développement.

« Aujourd’hui encore,les données de l’embryologie humaine, telles qu’elles sont enseignées et telles qu’elles figurent toujours dans les atlas médicaux, proviennent d’études menées au cours de la première moitié du XXe siècle, observe Alain Chédotal.Le développement du système lymphatique, par exemple, est connu par des travaux datant de 1910-1911. Depuis, il n’y a pas eu de progrès significatifs. »

Toutes ces études se sont fondées sur l’analyse de fines coupes de tissus embryonnaires, observées au microscope puis redessinées à la main. Un procédé très chronophage, mais aussi soumis à une subjectivité dans l’interprétation des données. Une large part de ce corpus provient des travaux de l’Institut Carnegie, à Baltimore (Etats-Unis). Cet institut a d’ailleurs inspiré la nomenclature qui définit les stades du développement de l’embryon : les fameux « stades Carnegie » (de 1 à 23, jusqu’à la huitième semaine), toujours utilisés.

Le marquage des protéines musculaires (en rouge) révèle le système moteur au niveau de l’épaule et du cou (vus de dos) d’un embryon de 8 semaines.
Le marquage des protéines musculaires (en rouge) révèle le système moteur au niveau de l’épaule et du cou (vus de dos) d’un embryon de 8 semaines. Fondation Voir et Entendre/Institut de la Vision

Mais ces procédés sont devenus obsolètes avec l’arrivée des nouvelles méthodes d’imagerie en 3D. Les chercheurs parisiens sont parvenus à réaliser cet atlas en combinant trois techniques : le marquage des tissus entiers, leur « clarification » puis leur observation microscopique.

Première étape, l’immunomarquage. Les chercheurs ont marqué les tissus embryonnaires, ­intacts, à l’aide d’anticorps fluorescents qui se fixent spécifiquement sur des protéines ­exprimées par certaines cellules, ce qui permet de les localiser. « Comme ce sont de gros échantillons, au début ça ne marchait pas. Il a fallu laisser les anticorps imprégner les tissus plusieurs jours ou semaines pour qu’ils les marquent en profondeur », raconte Alain Chédotal.

La deuxième étape consiste à « rendre les tissus transparents comme du cristal », afin de visualiser le signal fluorescent. Si les tissus biologiques sont opaques, c’est qu’ils sont formés de molécules hétérogènes, avec des indices de réfaction très différents. Ils diffractent donc la lumière en tous sens. Mais depuis le début du XXe siècle, on sait rendre les tissus transparents : il suffit, pour l’essentiel, d’en extraire les lipides. « Ne restent à peu près que les protéines, présentes dans les membranes biologiques. Elles dessinent la frontière entre les cellules, leur squelette, révélant ainsi l’architecture des tissus », explique Alain Chédotal. Et les tissus, formés de molécules aux pigments optiques plus homogènes, deviennent en quelques minutes transparents.

Mais les solvants utilisés vers 1905 pour ­extraire les lipides étaient très toxiques. Autre défi : « Il fallait rendre les techniques de marquage fluorescents compatibles avec les méthodes ­visant à rendre les tissus transparents. Ce goulot d’étranglement a été levé récemment », raconte Emmanuel Beaurepaire, du laboratoire d’optique et biosciences Inserm-CNRS de l’Ecole polytechnique, à Palaiseau. Pour cela, Morgane Bello, ingénieure dans l’équipe d’Alain Chédotal, a adapté une technique mise au point chez la souris en 2011. Les tissus ont été plongés dans des bains successifs de plusieurs solvants qui les ont ­débarrassés de leurs lipides.


Rendre les tissus transparents


« Aujourd’hui, tout le monde veut rendre les tissus transparents », note le chercheur. Il existe 30 à 40 protocoles différents conçus à cette fin. Mais sur ce terrain, les labos se livrent une « guerre technologique » assez rude – comme sur le front des techniques d’optogénétique ou d’édition du génome. Certains protagonistes mènent d’ailleurs en ­parallèle ces différents combats : Karl Deisseroth, à Stanford (Massachusetts), un des pionniers de l’optogénétique, a aussi développé une technique alternative de clarification et de marquage des tissus, qu’il a « vendue » à grand renfort de publicité… « L’analyse d’un échantillon coûte plusieurs milliers de dollars avec sa méthode, qui fait appel à des équipements coûteux. Avec notre méthode, elle coûte 50 centimes d’euros. Sa procédure est aussi bien plus longue », pointe Alain Chédotal.

La dernière étape est celle de l’observation au microscope optique. Pour cela, les chercheurs utilisent un microscope spécial dit « à feuillet de lumière ». « Le premier microscope commercial de ce type a été acheté par nous-mêmes en 2012 », confie Alain Chédotal. Cet appareil permet de voir d’un coup tout un plan des échantillons – au lieu de devoir les scanner point par point. Un laser épais de deux micromètres scanne les échantillons transparents plan par plan, tandis qu’une caméra en surplomb filme chaque plan. Ensuite, une image 3D de l’organe ou de l’embryon entier est reconstituée à l’aide de logiciels spécialisés.

Le marquage des douze paires de nerfs crâniens d’un embryon de 7 semaines permet de distinguer les ébauches des nerfs oculomoteur (en rose) ou facial (en vert). La petite tache bleue correspond à l’emplacement de l’œil.
Le marquage des douze paires de nerfs crâniens d’un embryon de 7 semaines permet de distinguer les ébauches des nerfs oculomoteur (en rose) ou facial (en vert). La petite tache bleue correspond à l’emplacement de l’œil. Fondation Voir et Entendre/Institut de la Vision

« Nous avons généré plus de 20 téraoctets (To) de données, ce qui nécessite une puissance d’analyse énorme. Nous ne pourrons pas poursuivre seuls ce travail », estime Alain Chédotal. D’où son ambition : rejoindre le projet international de cartographie des cellules humaines, le « Human Cell Atlas » récemment lancé, pour y coordonner un volet consacré à l’embryon.

Ces travaux, bien évidemment, soulèvent des questions éthiques. En France, depuis les lois de bioéthique de 1994, l’embryon humain est une « personne humaine potentielle », rappelle Hervé Chneiweiss, président du Comité d’éthique de l’Inserm, « ce qui lui donne droit au respect dû à la dignité humaine. » Mais auparavant, le fœtus ­humain était quantité négligeable. Et très négligée, comme l’illustrent tristement les travaux du photographe suédois Lennart Nilsson. En 1965, il a publié dans le magazine Life une spectaculaire série de photos d’embryons et de fœtus humains, flottant dans leur bulle amniotique. Des images prétendument obtenues par endoscopie, laissant croire que ces fœtus étaient encore vivants. Le succès fut planétaire. Jusqu’à ce que la vérité émerge : sur ces clichés célébrant la vie, les fœtus nageaient en réalité dans leur linceul.

Aucune ambiguïté de ce type, bien sûr, avec ce nouvel atlas de l’embryon humain. Au total, les chercheurs ont utilisé une quarantaine d’embryons ou de fœtus humains. Ils ont demandé à l’Agence de la biomédecine les autorisations ­nécessaires pour obtenir ces tissus provenant d’interruptions volontaires de grossesse, les ­parents ayant consenti à leur utilisation à des fins de recherche.

« Trois mois avant sa publication dans Cell, Alain Chédotal a aussi sollicité notre avis sur l’impact de la mise en ligne de ces images, témoigne Hervé Chneiweiss. Le Comité d’éthique de l’Inserm n’a trouvé aucun risque d’atteinte à l’autonomie des personnes, de malfaisance, d’atteinte à la justice ou à la dignité humaine, ni aucune mise en cause des données personnelles. » Il a même ­recommandé la poursuite de ces travaux.

« A l’échelle cellulaire, le développement du fœtus humain est très mal connu », dit Hervé ­Chneiweiss. L’échographie fœtale, dans le ventre maternel, offre une résolution millimétrique. Avec ces nouvelles images, elle devient micrométrique et cellulaire. « Cet atlas, c’est le début d’une aventure. A ce jour, les chercheurs n’ont utilisé qu’une centaine d’anticorps : ils ne couvrent que 1 % du spectre de l’ensemble des protéines du corps humain. » Beaucoup reste à faire, donc.


Des découvertes surprenantes


Mais d’ores et déjà, cet atlas a livré quelques ­découvertes surprenantes. Par exemple, sur le développement du système nerveux périphérique. Les techniques classiques de l’embryologie ne permettaient de voir que le tronc et les grosses branches des nerfs périphériques, chez le fœtus précoce. « Avec notre technique, nous pouvons désormais voir les fines branches qui vont innerver les doigts, par exemple, tout en distinguant les nerfs moteurs des nerfs sensitifs. » Et ce travail d’orfèvre a révélé une bizarrerie de notre développement : « Notre main droite n’est pas le miroir de notre main gauche, quand on regarde attentivement les territoires innervés par les trois nerfs sensitifs de cette région corporelle. Il y a donc une part d’aléatoire dans cette innervation sensitive, qu’on ne retrouve pas avec les nerfs moteurs. »

L’innervation sensitive est aussi apparue plus précoce qu’on ne le croyait. « Aux Etats-Unis, des opposants à l’avortement ont mis en avant ce fait pour laisser entendre qu’un fœtus de moins de 12 semaines pourrait ressentir de la douleur. Mais le cortex cérébral ne se développe qu’à partir de la semaine 17 ou 18. Et les neurones de la moelle épinière ne se connectent au cerveau qu’à partir de la 20e semaine. Avant cet âge, la transmission des messages douloureux est impossible », répond Alain Chédotal.

Autre découverte : le développement de la vascularisation. Les vaisseaux capillaires connaissent une étonnante succession de phases de croissance et de résorption. « A 5 semaines, l’embryon humain apparaît d’abord couvert de petits capillaires. Puis ceux-ci se rétractent avant de ­repousser au moment où se forment les différents organes », résume le chercheur.

Autre champ très exploré durant l’embryogenèse : la formation du système nerveux central. « Comment, en particulier, un neurone va-t-il trouver sa cible, souvent située à plusieurs millimètres voire centimètres de distance ? Cette imagerie plus précise du fœtus va apporter beaucoup d’informations », juge Emmanuel Beaurepaire.

Fœtus de 8 semaines, où les nerfs périphériques ont été marqués en vert. La tête mesure environ 9 millimètres de large.
Fœtus de 8 semaines, où les nerfs périphériques ont été marqués en vert. La tête mesure environ 9 millimètres de large. Fondation Voir et Entendre/Institut de la Vision

Au-delà de ces « fantastiques images du fœtus humain », et de ces découvertes sur les processus du développement, l’atlas « ouvredes perspectives de retombées médicales dans trois domaines », estime le professeur Stanislas Lyonnet, ­directeur de l’Institut des maladies génétiques Imagine, à l’hôpital Necker (AP-HP). Pour la ­médecine fœtale et prénatale, d’abord, « il offre une grille de lecture plus fine des anomalies dépistées, prévenues, voire traitées. » Dans le champ de la pédiatrie médicale et chirurgicale, ensuite, « il aidera à comprendre certaines malformations congénitales, pour lesquelles il faut connaître le développement normal des organes atteints ». Un troisième secteur pourrait bénéficier de ces ­connaissances plus précises sur le fœtus : c’est celui du cancer. « Beaucoup de cancers sont le ­reflet d’un dysfonctionnement de gènes intervenant aussi dans le développement précoce. »

Revenons, pour finir, à ces troublantes images de ce que furent nos premières semaines de vie. Il vous arrive de lui trouver, à ce petit embryon d’homme, un drôle de museau, un mufle un peu étrange, une mine d’extraterrestre ? C’est que cette esquisse est le fruit de la rencontre d’un ovule et d’un spermatozoïde, certes. Mais si petite soit-elle, elle est aussi le résultat de centaines de millions d’années d’évolution.

« Durant les phases très précoces du développement, c’est vrai qu’on observe des similitudes entre les embryons de différents mammifères. L’embryon humain, par exemple, est initialement doté d’une queue qui régresse ensuite, pour disparaître à la fin de la 8e semaine. Et la face d’un embryon précoce connaît des changements de forme impressionnants », reconnaît Alain Chédotal. Par exemple, les « arcs branchiaux » sont des structures présentes dans tous les embryons des vertébrés : ce sont des précurseurs reconnaissables de nombreuses structures. Chez l’homme, ils constitueront plus tard le squelette de la face, notamment. Eh bien, certains arcs branchiaux, chez l’embryon ­humain, fusionnent vers l’avant, autour de la 6e semaine, pour donner naissance à la mâchoire.

Mais Alain Chédotal tord aussi le cou à une idée fausse répandue. Non, l’embryogenèse ne récapitule pas la phylogenèse. C’est même, dit-il, une des premières grandes fraudes scientifiques de l’époque moderne. Le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) avait trafiqué ses dessins pour faire croire qu’un embryon humain retraçait, au fil de son développement, l’arbre évolutif des espèces. Le scandale fut énorme. Un bel exemple de « fake news » avant l’heure…

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