vendredi 12 janvier 2018

Mais quoi, ce serait un fou ?

Par Michaël Foessel, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique — 


A la Maison Blanche le 27 septembre.
A la Maison Blanche le 27 septembre. Photo Carlos BARRIA. Reuters


Les dernières saillies de Donald Trump amènent encore une fois à s’interroger sur sa santé mentale. Mais plutôt que d’en appeler à la psychiatrie, on peut l’observer par le regard de Pascal, qui comparait la politique à un «hôpital de fous».

Il a suffi que Donald Trump se présente lui-même comme un «génie très stable» pour que l’on se convainque que, décidément, le 45e président des Etats-Unis avait un problème de santé mentale. Sa déclaration est un bel exemple de contradiction performative : au moment où il se déclare normal, le locuteur invalide sa proposition en revendiquant son «génie». Même dans le monde très narcissique des dirigeants, il est rare d’assister à une manifestation aussi décomplexée d’ivresse de soi. De là à penser que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de Trump, il n’y a qu’un pas que beaucoup se sont empressés de franchir.

A défaut de compétence dans le domaine de la psychiatrie, il est possible de s’adresser à Pascal qui comparait la politique à un «hôpital de fous». Selon lui, la folie est une maladie de l’imagination qui consiste à confondre le signe et la chose. Si la politique est son lieu de prédilection, c’est en raison du décorum dont elle est faite. On y pratique tellement la génuflexion que celui devant qui on s’agenouille finit par se convaincre que seul son «génie» explique ces égards. Toute folie étant une folie des grandeurs, le «roi» devient fou dès lors qu’il confond sa grandeur d’établissement (celle que lui prêtent les institutions et les courtisans) avec sa grandeur naturelle. Le délire réside dans cette passion identitaire qui convainc le chef qu’il est ce que le monde dit qu’il est. Celui qui exerce le pouvoir est spontanément tenté de se juger lui-même à l’aune des attributs du pouvoir. Un grand pascalien comme Lacan écrira plus tard que «si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins».
Ramené à lui seul, un roi n’est pourtant pas grand-chose. Qu’on imagine, dit Pascal, un «roi sans divertissement», ce serait un «homme plein de misères».Ce serait Trump sans la télévision qui parle de lui à tout bout de champ et privé de ses tweets qui font parler le monde entier. Mais cet instant de vérité est devenu plus improbable encore dans des sociétés médiatiques qui ont presque complètement exorcisé le silence. Comment Trump pourrait-il penser qu’il n’est pas un «génie» dès lors que ses tweets les plus ineptes font l’objet d’un commentaire infini ?
C’est sans doute pourquoi, déjà à son époque, Pascal n’oppose pas à la fiction délirante du pouvoir la vérité nue, mais une autre fiction un peu plus raisonnable. Soit un homme échoué sur une île lointaine et qui ressemblerait à ce point au roi disparu de l’île que les habitants le confondraient avec lui. Pascal conseille à cet homme d’agir en roi, puisque c’est là le désir des habitants. Jusque-là, l’homme ne délire pas puisqu’il ne trompe pas ses nouveaux sujets, ils se trompent seulement eux-mêmes. Encore faut-il que le roi de fortune se souvienne que «ce n’est que le hasard qui l’avait mis en place où il était». Si le roi ne veut pas devenir «fou», il faut qu’il garde la conscience de ce qu’à l’origine de sa royauté, il y a un naufrage, et non un génie qui l’aurait mené exactement au lieu qu’il mérite.
Il se pourrait que, pour les «grands» d’aujourd’hui, cet effort de fictionnalisation soit devenu trop exigeant. Dans un monde qui magnifie la réussite, ceux qui ont réussi (surtout, comme c’est le cas de Trump, de manière aussi inattendue) n’admettront pas facilement d’avoir échoué si haut par hasard. C’est la rançon de la démocratie : puisque, en principe, la naissance ne justifie plus le pouvoir, ceux qui l’occupent ont tendance à le justifier par leurs seuls mérites. Voilà pourquoi la leçon de Pascal vaut d’abord pour les sujets. Le plus risqué, c’est-à-dire ici le plus délirant, consiste pour eux à être victimes de leur passion de la légitimité. Voir des valeurs réelles là où il n’y a que des «cordes d’imagination», ce serait la folie propre aux assujettis. Pascal ne leur conseille pas de désobéir aux «grands», ni même de se méfier d’eux. Il leur suggère seulement d’honorer les rois non parce qu’ils sont rois, mais parce qu’ils sont là et aussi longtemps que leur présence les garantit d’un désordre plus grand. Les saillies narcissiques de Trump ne requièrent pas une batterie de psychiatres énonçant leurs diagnostics depuis des plateaux de télévision. Elles appellent une «pensée de derrière» par laquelle les citoyens rient de ce que les institutions veulent leur faire croire.

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