lundi 29 janvier 2018

Ehpad : des aide-soignants essorés et esseulés

Par Eric Favereau — 

Les patients des Ehpad sont de plus en plus vieux, de plus en plus en perte d’autonomie, et les femmes sont majoritaires.
Les patients des Ehpad sont de plus en plus vieux, de plus en plus en perte d’autonomie, et les femmes sont majoritaires. Photo Édouard Caupeil



Pas assez nombreux, mal payés pour des tâches physiquement et moralement épuisantes, les accompagnants des personnes âgées seront en grève ce mardi pour dénoncer leurs conditions de travail.

D’ordinaire, on en parle peu. Les maisons de retraite - devenues Ehpad, c’est-à-dire établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes - forment un monde à part. Ce mardi, à l’appel de toutes les organisations syndicales (CFDT, CGT, FO, SUD…), mais aussi de l’association des directeurs d’établissement et de services à domicile, une journée de grève doit avoir lieu. Car les Ehpad vont mal. Ils souffrent peut-être plus encore que le reste du monde hospitalier, comme le détaille une infirmière dans un témoignage diffusé la semaine dernière sur Facebook. Cette jeune femme travaille dans une maison de retraite dépendant d’un hôpital public. Elle raconte son quotidien : «Ce matin, j’étais seule pour 99 résidents, 30 pansements, un œdème aigu du poumon, plusieurs surveillances de chutes récentes, et j’en passe… Mes collègues aide-soignants étaient eux aussi en effectif réduit.» Elle poursuit : «Ce matin, j’ai craqué. Comme les vingt jours précédents. Je m’arrache les cheveux, au propre comme au figuré. Je presse les résidents pour finir péniblement à 10 h 15 ma distribution de médicaments [qui a débuté à 7 h 15, ndlr], je suis stressée donc stressante et, à mon sens, maltraitante. Je ne souhaite à personne d’être brusqué comme on brusque les résidents. On n’est disponible pour personne, dans l’incapacité de créer le moindre relationnel avec les familles et les usagers ce qui, vous en conviendrez, est assez paradoxal pour un soi-disant lieu de vie.»

«Abattage»

Et l’infirmière d’expliquer sa frustration et le sentiment pénible qui l’envahit : «Je bâcle. Je bâcle et agis comme un robot en omettant volontairement les transmissions de mes collègues que je considère comme les moins prioritaires pour aller à l’essentiel auprès des 99 vies dont j’ai la responsabilité. J’adore le soin, la relation de confiance avec mes patients, mais je ne travaille pas dans un lieu de vie médicalisé. Je suis dans une usine d’abattage qui broie l’humanité des vies qu’elle abrite, en pyjama ou en blouse blanche.» Des mots lourds illustrant un sentiment d’abandon fort et qui rencontrent un écho certain dans un monde de la santé déjà très déstabilisé. Avant le mouvement de grève de ce mardi, une pétition de soutien aux personnels des Ehpad a ainsi reçu plus de 300 000 signatures en quelques jours. «On ne demande pas grand-chose, lâche amèrement le président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), Pascal Champvert. On demande simplement que les mesures du plan solidarité grand âge de 2007 annoncées par un certain Dominique de Villepin, alors Premier ministre, soient appliquées, c’est-à-dire qu’il y ait un taux un peu plus élevé de personnel pour arriver à un ratio de huit à dix temps-pleins pour dix résidents. On est à peine à six.» Cette revendication élémentaire est vieille de près de dix ans.

«Gouffre»

Aujourd’hui, le système craque. En témoigne la très longue grève (d’avril à juillet) aux Opalines, un Ehpad de Foucherans, dans le Jura. Le mouvement avait donné lieu en septembre à une mission parlementaire «flash» sur les Ehpad menée par la députée Monique Iborra (LREM). Elle évoquait une dégradation des conditions de travail et «une maltraitance institutionnelle».Là-dessus, des mesures budgétaires contestées ont été prises : partant d’un principe d’équité, les autorités ont voulu harmoniser les financements des établissements publics et privés ce qui, finalement, a créé le sentiment chez les principaux acteurs que l’on prenait de l’argent à l’un pour donner à l’autre. «On est toujours laissés pour compte. Les personnes âgées sont insuffisamment accompagnées, les familles s’épuisent et les professionnels sont au bord du gouffre, insiste encore Pascal Champvert. Et en plus, on a le sentiment que tout le monde s’en moque. On a demandé à être reçu par le président de la République. Pas de réponse jusqu’à l’annonce de la grève.»

«Troubles musculo-squelettiques»

En France, selon les données d’une enquête de la sociologue Marianne Muller pour la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), à la fin 2015, 728 000 personnes vivaient dans un établissement d’hébergement spécialisé. Soit environ 10 % de la population de 75 ans ou plus et un tiers de ceux qui ont passé les 90 ans. Ce sont des résidents qui, comparé à une étude de 2011, sont de plus en plus vieux (la moitié d’entre eux a plus de 87 ans et 5 mois), de plus en plus en perte d’autonomie, et les femmes sont majoritaires. Au total, près de 260 000 résidents souffrent d’une maladie neurodégénérative. Enfin, les séjours en Ehpad durent en moyenne deux ans (pour un coût allant de 1500 à plus de 3 500 euros mensuels) et, de ce fait, leur population est en renouvellement permanent : un quart des personnes accueillies en établissement au 31 décembre 2015 y étaient arrivées dans l’année.
Face à ces données, l’encadrement est faible. En tout cas pas à la hauteur. Indéniablement, le nombre de salariés est insuffisant. Aujourd’hui, «plus de 500 000 personnes travaillent dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées», note Marianne Muller. Depuis 2011, ce nombre «a crû de 11 %». Il y a donc un léger mieux, mais nul ne remet en doute le constat que cela ne suffit pas : le personnel manque toujours. Alors que dans les pays du nord de l’Europe, on est pratiquement à un salarié par résident, en France, l’objectif de 0,8 n’est toujours pas atteint (0,6).
A cela s’ajoutent des conditions de travail de plus en plus rudes. D’après le «baromètre de l’absentéisme» réalisé par le cabinet de conseil Alma CG, celui-ci atteint en Ehpad un taux «1,3 fois plus important que la moyenne constatée dans le secteur de la santé».En outre, l’indice de fréquence des accidents du travail est «deux fois supérieur à la moyenne nationale toutes activités confondues, supérieur même au monde du bâtiment et des travaux publics». «Les lombalgies et les troubles musculo-squelettiques sont la première cause d’arrêt de travail et d’inaptitude»,pointe cette étude. «Avoir mal au dos, ça fait partie du métier», nous raconte ainsi Martine, 58 ans, aide-soignante en Ehpad public hospitalier.
Et ce n’est pas tout : la profession expose au stress, au mal-être, à la souffrance chronique au travail. «Le personnel peut être confronté à l’agressivité et à la fin de vie des résidents, note l’enquête des consultants. Les situations de conflit sont particulièrement présentes dans les relations avec les proches et les familles. [Ces dernières] se sentent coupables d’avoir mis un [de leurs membres] […] dans notre établissement. Les équipes ont parfois du mal à gérer.»

«Broutilles»

Enfin, comme à l’hôpital, bon nombre d’enquêtes soulignent des horaires de travail pénibles, inadaptés au rythme de la vie. Certains professionnels mentionnent par exemple cette crainte permanente d’être «rappelés» pour remplacer les collègues, notamment le week-end. «Quand je vois que c’est le travail qui m’appelle, je ne réponds plus. Mais ils nous harcèlent véritablement, parfois toute la journée», témoigne Pascale, aide-soignante depuis vingt-quatre ans.
Si la grève de ce mardi est symbolique, elle fait l’unanimité dans le secteur. De quoi faire réagir le gouvernement qui, sentant la fronde, a décidé la semaine dernière de débloquer 50 millions d’euros supplémentaires. «En plus des 100 millions inscrits au budget 2018 de la Sécurité sociale, nous ajoutons 50 millions d’euros qui vont être donnés aux agences régionales de santé pour qu’elles puissent accompagner au cas par cas, en fonction des difficultés, les Ehpad qui souffrent aujourd’hui d’un manque de moyens», a annoncé Agnès Buzyn, la ministre de la Santé. «Cela ne changera rien», tranche Pascal Champvert. «Ce sont des broutilles», ont surenchéri les syndicats. «La ministre n’attend même pas de nous recevoir, alors que nous lui demandons un rendez-vous depuis des mois, pour annoncer 50 millions supplémentaires. Quelle générosité !» a raillé le secrétaire fédéral FO Santé Luc Delrue. Des débrayages dans les établissements et des manifestations sont annoncés dans toute la France, notamment devant les agences régionales de santé. A Paris, un rassemblement est prévu mardi à 14 heures devant le ministère des Solidarités et de la Santé. «Cela fait dix ans qu’on attend une grande mobilisation nationale,pointe Sandrine Ossart (CGT), aide-soignante en Ehpad depuis vingt-six ans. On a besoin de dire qu’on est cassés, usés.» 

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