mercredi 13 décembre 2017

Me Giffard, victime d’Israel Horovitz : «créer de nouveaux délits sexuels est une illusion»

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Me Frédérique Giffard à Paris le 12 décembre.
Me Frédérique Giffard à Paris le 12 décembre. 
Photo Audoin Desforges



L’avocate française a subi les agissements du dramaturge américain à succès il y a vingt-six ans. Aujourd’hui, elle s’étonne de l’absence de médiatisation en France des accusations d’agressions et de viol dont il fait l’objet. Mais ne croit pas à la pertinence d’une hyperjudiciarisation de tous les délits.

«Je suis l’une des neuf femmes qui ont témoigné dans le New York Times sur les agissements d’Israel Horovitz. Contrairement aux autres, il n’était pas mon mentor, seulement mon employeur et mon logeur, le temps d’un été en 1991, dans sa maison du Massachusetts. Il passait sans prévenir du registre paternel à des sous-entendus sexuels, évoquait avec complaisance ses liens avec Beckett ou Al Pacino, et me donnait une importance que je n’avais probablement jamais eue auparavant pour un adulte. J’avais 16 ans, il en avait 52. 

J’étais jeune fille au pair chez lui, je suis partie au bout de dix jours. Israel Horovitz semble avoir eu toute sa vie un comportement singulièrement brutal avec les très jeunes femmes qu’il croisait, attrapant leurs fesses et leurs seins, enfonçant sa langue dans leur bouche, ou se touchant le sexe avec leur main… Nous avons toutes eu des expériences très similaires. L’une d’entre nous, ancienne petite amie de son fils, l’accuse même de viol.
«En 1993, une enquête du journaliste Bill Marx parue dans le Boston Phoenix m’a permis de comprendre que je n’étais pour rien dans ce qui m’était arrivé là-bas, et d’en convaincre les sceptiques de mon entourage. Cet article n’a connu aucune suite aux Etats-Unis, mais a eu pour moi une grande importance. J’ai aussi naïvement pensé, à l’époque, qu’après les révélations de dix jeunes femmes, Horovitz allait forcément réfléchir et se calmer. En 2009, j’ai constaté qu’il avait donné mon nom de famille aux personnages féminins d’une de ses pièces. C’est un détail, mais il continuait ainsi, des années après, à s’approprier des morceaux de moi. J’ai pu le rencontrer et vider mon sac. Il a bafouillé quelques piètres excuses, je me suis sentie soulagée. Ces deux étapes m’ont permis d’abandonner le statut de victime, d’abord par la compréhension des faits, puis en reprenant le contrôle d’une relation que j’avais jusque-là seulement subie. Pour avoir eu ces deux possibilités que bien d’autres n’ont pas, j’ai conscience de faire partie des victimes privilégiées.
«Au gré des suites de l’affaire Weinstein, je suis tombée sur les posts de Maia Ermansons, qui racontaient une agression subie en 2016. Elle avait 21 ans, Horovitz en avait désormais 77. Les réseaux sociaux sont une plaie pour les agresseurs en série. J’étais désolée de comprendre que je m’étais trompée et que, malgré l’article de 1993, et malgré notre confrontation, il avait souvent recommencé. Maia allait parler au New York Times, on the record.J’ai accepté de témoigner par solidarité avec elle. Et aussi, parce que j’avais à cœur d’éviter qu’Horovitz, tout à son impunité, ne croise encore une jeune femme de 16 ans, sans aucune expérience amoureuse, et qu’il la dégoûte durablement de toute sensualité.
«L’article rigoureux de Jessica Bennett, première "Gender Editor" de la presse américaine, est sorti le 1er décembre aux Etats-Unis, et n’a fait l’objet d’aucune reprise en France, où Horovitz est pourtant "l’auteur américain vivant le plus joué". Aux Etats-Unis, ses pièces sont annulées en cascade ; cela pourrait me réjouir, mais ce n’est pas aux victimes de décider des sanctions, elles ne sauraient être juge et partie. Personnellement, je ne souhaite pas sa disparition en tant qu’artiste - peut-être même écrira-t-il de bonnes pièces après cela. Les œuvres ont leur vie propre, libre à chacun de redéfinir, ou pas, son rapport à elles à l’aune de ce que l’on découvre de leur auteur.
«Je n’ai pour ma part aucun déplaisir, par exemple, à réécouter le comique Louis C.K., récemment mis en cause par plusieurs femmes devant lesquelles il s’était masturbé. Lui a fondé toute son œuvre sur l’exploration des turpitudes masculines, sans chercher à en dissimuler la dimension autobiographique. Et il y a presque quelque chose de poignant à savoir désormais à quel point. A l’opposé, Horovitz s’est soigneusement édifié une image de type bien, dénonçant dans ses pièces l’individualisme et l’injustice, pour se conduire en privé à l’exact opposé. Pour ceux à qui importe la sincérité artistique, il sera plus difficile d’écouter les conseils de vie et les pièces de théâtre d’un tel hypocrite.

«Nommer»

«Le moment que nous traversons est confus et débordant, à l’image de ce que vivent les victimes d’infractions sexuelles, qui doivent "se débrouiller" avec le silence, le sentiment d’injustice et d’incompréhension. Le besoin premier des victimes est de nommer ce qu’elles ont subi ; certaines trouvent dans les réseaux sociaux une possibilité nouvelle de s’exprimer, même s’il n’est pas certain qu’un message posté dans le vide réponde vraiment à ce besoin. Mais la confusion pourrait ruiner ce que la prise de parole a de salutaire. Car tout ne se vaut pas. L’ensemble des témoignages suscités par #balancetonporc est trop hétérogène pour être véritablement révélateur, ou même utile, au-delà du soulagement initial pour celles et ceux qui ne s’étaient jamais confié(e)s ou senti(e)s reconnu(e)s.
De la même manière, les termes de "sexual misconduct" qu’on lit chaque jour aux Etats-Unis recouvrent tout et n’importe quoi. La presse américaine devient un chamboule-tout géant où s’alignent des hommes aux agissements pourtant très différents. Or, on ne peut pas mettre sur le même plan les violences faites aux enfants (filles ou garçons), et celles faites aux femmes. Les actes ou les paroles qui témoignent d’une opinion ou d’un désir, même brutaux, et ceux qui prennent possession du corps d’autrui. Un geste déplaisant mais non sexuel (hug exagéré, massage insistant), et une agression. Les actes commis dans le cadre d’une relation d’autorité, et les autres. Seul le travail de qualification, qui requiert distance et discernement, permet de replacer chaque fait sur l’échelle des infractions. Les trombinoscopes attrape-tout en mode "Wanted" ne sauront consoler les victimes des actes les plus graves, qui ont besoin d’une reconnaissance spécifique.
«Beaucoup disent que la dénonciation et le traitement de ces faits doivent être avant tout judiciaires. C’est évident pour tous les faits graves (viols, infractions commises sur des mineurs, agressions graves ou harcèlement sur les femmes les plus vulnérables). Se pose la question du délai de prescription que certains souhaitent allonger : nous avons déjà un régime très protecteur des victimes sur ce point, si l’on compare la France à la plupart des autres pays européens. Mais l’on pourrait généraliser la pratique consistant à enquêter ou instruire, malgré une prescription, pour indiquer dans la décision de classement ou de non-lieu s’il y aurait eu dans l’absolu des charges suffisantes pour juger le mis en cause. Ce serait là un début de vérité judiciaire, qui éviterait le vide dans lequel se retrouvent certaines victimes, sans pour autant remettre en cause le principe de la prescription, qui reste fondamental dans nos systèmes. Mais pour les faits les moins graves, dans lesquels j’englobe ceux commis par Horovitz à mon encontre, la justice n’est d’aucun secours, et ne saurait l’être. En France, notamment parce que la justice est l’une des plus pauvres d’Europe ; qu’elle ne remplit sa mission que grâce au dévouement quotidien de ses professionnels, parmi lesquels je compte les avocats. Elle peine déjà à absorber les dossiers les plus graves, qui prennent des années à sortir de l’instruction. Mais serait-elle riche que ça ne changerait rien. Dans un Etat de droit, on ne peut condamner sans preuve et il faut s’en réjouir. Or dans la plupart des agressions sexuelles, il n’y a ni preuve matérielle (pas d’ADN ou de lésion), ni témoin, et l’auteur présumé nie. Je suis avocate ; si je rencontrais aujourd’hui celle que j’étais à 16 ans, je la conforterais dans son choix de ne pas porter plainte et de passer à autre chose. Car cela s’avère souvent contre-productif : devoir raconter dix fois l’histoire à des policiers ou des juges, voir un expert psychiatre qui évalue votre crédibilité, pour aboutir à un classement ou un non-lieu, comme la très grande majorité des plaintes pour agressions sexuelles, démultiplie le sentiment d’injustice, sans parler du temps perdu.

«Tâtonnements»

«Dans ce contexte, l’annonce de l’inscription dans la loi de nouvelles infractions sexuelles est absurde et illusoire. Créer de nouveaux délits, c’est réduire les libertés individuelles. Alors que depuis des décennies on tend à libérer la sexualité féminine, et donc la sexualité tout court, on devrait aujourd’hui, pour quelques sales types, restreindre les droits chèrement acquis des autres en normant davantage les comportements, les propos, et même, réclament certaines, les regards ? On irait standardiser ce qui fait potentiellement le sel ou le mystère d’une rencontre, le langage du corps, les tâtonnements, les ambiguïtés, les hésitations, pour tendre vers une contractualisation infantilisante de chaque étape de la relation ? Est-ce vraiment ce à quoi nous aspirons ? Les faits d’outrage sexiste seront peu ou mal verbalisés : présence policière insuffisante, preuve délicate des propos réellement tenus, appréciation du caractère sexiste… Assume-t-on dès le départ de créer un texte inapplicable juste pour créer un nouvel interdit symbolique ? Les lois actuelles réprimant les agressions sexuelles n’ont jamais eu d’effet dissuasif.
«Mais si la justice ne peut traiter le plus gros du contentieux sexuel (c’est-à-dire le moins grave), et qu’il est impossible désormais de continuer à le nier, qu’en faire ? Il n’existe pas tant d’options. Plutôt que d’importer en France les courants de pensée qui prônent le conflit ouvert et l’hyperjudiciarisation, nous pourrions nous inspirer du principe philosophique africain de l’Ubuntu, qui a servi dans des situations bien plus critiques que la nôtre (c’est lui qui sous-tend les commissions "vérité et réconciliation" en Afrique du Sud et au Rwanda, ou encore pour les peuples autochtones du Canada).
«Bien sûr, la comparaison a ses limites et je ne prétends pas que la société française soit mûre pour adopter toutes les implications de cette philosophie. Ni que toutes les victimes, même d’agressions légères, puissent y trouver leur compte. Mais il peut être intéressant de nourrir ce fameux "vivre ensemble", un peu vide sur le plan théorique, de concepts qui ont fait leurs preuves ailleurs. Nommer et qualifier ce qui s’est passé, tenter de comprendre, reconnaître les victimes, ne pas chercher la sanction à tout prix, et faire émerger de facto de nouvelles règles pour l’avenir.
«Cela suppose une meilleure éducation à ces sujets, une attention particulière aux lieux d’écoute, des débats contradictoires et sans tabou, qui peuvent avoir lieu dans la presse, mais aussi partout ailleurs, dans les lieux de pouvoir, de travail, de savoir, de culture, dans les familles… Cela suppose que chacun se responsabilise et puisse réagir quand il sera le témoin ou le confident d’une de ces agressions - humour léger, vanne cinglante, confrontation directe, réponse individuelle ou groupée… Si possible en intelligence avec cette fatalité : agresseurs et agressés ont a priori vocation à continuer à habiter le même monde. Si l’agression ou les propos déplacés reçoivent une réponse appropriée et rapide, la victime sera reconnue et restaurée dans sa dignité. C’est du corps social dans son ensemble et de chacun d’entre nous que doit venir la réponse, plutôt que du code pénal.»
Me Frédérique Giffard

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