lundi 4 décembre 2017

Elisabeth Roudinesco : « Après l'affaire Weinstein, attention à ne pas tout confondre »

Pierre de Gasquet   01/12/2017

Historienne, biographe de Lacan et de Freud, Elisabeth Roudinesco donne son point de vue de psychanalyste sur les différents types de harcèlement, et l'évolution du féminisme. Elle vient de publier son « Dictionnaire amoureux de la psychanalyse ».

Comment voyez-vous le problème de l'omerta dans l'entreprise par rapport à l'onde de choc de l'affaire Weinstein à Hollywood ?

On a connu le même problème avec les femmes battues. Regardez le cas de Jacqueline Sauvage. Il faut des années avant qu'elles ne portent plainte. Ces femmes sont dominées psychiquement par leurs bourreaux dans toutes les classes de la société. Ce qui a changé aujourd'hui, c'est que les réseaux sociaux réclament de la transparence. Sur cette question de harcèlement, je reste prudente car on a tendance à confondre le crime qu'estle viol, le harcèlement qui est un délit et la main sur le genou qui est un geste déplacé. Il faut apprendre aux enfants dès le plus jeune âge à se défendre contre toute atteinte à leur corps. Maintenant on mélange tout, le cas de Roman Polanski n'a rien à voir. Les faits remontent à plus de quarante ans, ce n'était pas un véritable viol et la victime ne veut plus en attendre parler. On ne persécute pas quelqu'un qui a changé de vie et qui a fait amende honorable, comme s'il s'agissait d'un crime imprescriptible.

Quel est le profil type du harceleur ?
Cela dépend. Il n'y a pas de profil type. Certains sont des pervers sexuels, d'autres des alcooliques, d'autres encore des dragueurs invétérés. Toutes les perversions sexuelles sont autorisées entre adultes consentants. J'ai écrit un livre sur les pervers (La part obscure de nous-mêmes, 2007). Il y a 700 à 800 perversions recensées : cela va de la scarification sur le corps entier à toutes les formes de fétichisme. Les pervers sexuels (échangistes, fétichistes, etc.) existent dans toutes les catégories de la population. Il y a aussi des femmes perverses, même si c'est moins répandu. Les harceleuses, il y en a beaucoup moins que des hommes, mais cela n'est pas exclu. Un film comme Basic Instinct avec Sharon Stone en témoigne. Le harcèlement, la tentative de domination sur l'autre, existe à situation égale de pouvoir. Des femmes qui ont un grand pouvoir peuvent aussi harceler leurs subordonnés. Pour le moment, cela ne se voit pas beaucoup. Cela dit, on s'occupe beaucoup plus des problèmes de vie privée que de problèmes sociaux dans les sociétés occidentales. J'aimerais qu'on revienne au social.

Quelles différences voyez-vous entre l'affaire Weinstein et le cas Dominique Strauss-Kahn ?

©James Joyce pour les Echos Week-End
Cela n'a rien à voir. Chez Harvey Weinstein, apparemment, il y a une sorte de bestialité. DSK à propos duquel j'ai fait une entrée dans mon Dictionnaire (Célébrité) a voulu organiser sa vie libertine. C'est un homme intelligent promis à un grand destin politique, mais qui a été incapable de dominer ses pulsions sexuelles. Mais ce n'est pas un agresseur sexuel. Weinstein semble être un exhibitionniste. Ce qui est étonnant dans le cas DSK, c'est qu'il a tout sacrifié à ses pulsions. C'est une malédiction : c'est un peu comme OEdipe dans la tragédie. C'est quelqu'un qui était dans la démesure. C'est pour cela qu'il est devenu l'objet de thèses universitaires, notamment aux Etats-Unis. Alors que dans l'affaire Weinstein, on est dans le cadre du harcèlement classique. Il ne faudrait pas que l'affaire Weinstein fasse oublier la dimension sociale de la psychanalyse. En revanche, je suis satisfaite dans le cas de Tariq Ramadan qui est un imposteur et cela était visible. Comme pour Tony Anatrella, le prêtre psychanalyste, conseiller du pape, qui a abusé pendant des années de jeunes gens qui venaient le voir comme patients et futurs séminaristes. Chez Tariq Ramadan, il y a la tartufferie. Il faut toujours se méfier des prédicateurs puritains qui professent de grandes théories sur la pureté. C'est toujours ceux-là qui violent les théories dont ils se réclament.

Peut-on penser que le pouvoir rend hypersexuel comme le montre parfois l'histoire des présidents américains dont vous parlez dans votre dictionnaire ?

Sur le plan sexuel, Donald Trump s'est surtout illustré par sa vantardise sur la longueur de son pénis. La question est de savoir si ces troubles les empêchent de gouverner. C'est pourquoi j'ai fait une entrée à ce sujet dans mon Dictionnaire. La pathologie sexuelle de John F. Kennedy ne l'a pas empêché de gouverner. Freud a posé une vraie question avec Thomas Woodrow Wilson (travers son portrait psychologique coécrit avec William C. Bullitt, NDLR). Wilson avait eu des AVC et il avait une vraie pathologie : il se prenait pour Dieu. Au fond, Freud a posé le problème de ce président qui a engendré des catastrophes pour l'humanité et qui s'est fait rouler par Clemenceau au Traité de Versailles. Lyndon Johnson était obsédé par son sexe. Avec Donald Trump, c'est la première fois dans toute l'histoire des Etats-Unis qu'un collectif de psychiatres affirme qu'un président est atteint d'un tel délire narcissique et d'infantilisme. Est-il capable de gouverner ? C'est une vraie question. On voit bien qu'il n'a pas les moyens intellectuels de gouverner. En France, cela ne pourrait pas tenir car on n'a pas le droit d'enseigner le créationnisme comme c'est le cas aux Etats-Unis.



























Comment voyez-vous l'évolution du féminisme ?
J'ai été très amie avec Jacques Derrida. Je vais très souvent aux Etats-Unis et j'ai vu évoluer de façon positive les travaux sur le genre. Bien entendu, j'avais de la sympathie pour le féminisme, y compris pour les travaux américains, jusqu'à Judith Butler qui a vraiment écrit des textes novateurs. J'ai toujours été favorable au mariage entre homosexuels et à toutes les formes de procréation. Aujourd'hui, je trouve que le féminisme évolue en sens contraire, comme beaucoup de mouvements d'avant-garde. Il évolue dans un sens antiprogressiste qui me gêne un peu. On a le sentiment que c'est un mouvement d'avant-garde qui devient conservateur et fanatique. C'est arrivé aux communistes, aux marxistes, aux psychanalystes... On a désormais un féminisme dénonciateur qui fustige beaucoup trop les hommes. Tout comme je n'aime pas le slogan « Balance ton porc » qui est d'une grande vulgarité et qui utilise l'animalité comme insulte, ce qui est en général l'apanage des misogynes. Par ailleurs, je suis hostile à la féminisation systématique des noms. Dès qu'on intervient sur la langue de façon arbitraire, c'est contre-productif. Ne parlons même pas de l'écriture inclusive qui est tout simplement ridicule. La langue évolue à notre insu, elle est une structure qui nous détermine et qui ne représente pas directement la réalité sociale ou biologique. En France, les affaires concernant la langue sont une véritable passion depuis toujours. Aujourd'hui, on se sert du féminisme de manière trop inquisitoriale. Attention au maccarthysme. Souvent, dans un deuxième temps, le phénomène imitatif fait qu'il y a des dénonciations fausses. Il faudra faire attention de démêler le vrai du faux après la tempête. Rappelez-vous l'affaire d'Outreau où, à cause d'un juge insuffisant, les accusations de pédophilie se sont révélées fausses.

Et la parité dans l'entreprise et la politique ?

Je n'ai jamais été favorable à ce qu'on impose la parité à marche forcée. Un tel égalitarisme forcé cela risque de se retourner en sens contraire. Tendre à la parité oui, évidemment. En France, il y a un problème avec la politique par rapport à l'Angleterre ou l'Allemagne. En revanche, dans la psychanalyse il y a 80% de femmes, et dans la médecine les femmes accèdent beaucoup plus qu'avant à des postes de pouvoir. Je remarque simplement que chaque fois qu'on impose la parité, il y a un danger. Faut-il choisir une femme parce qu'elle est une femme ? À compétences égales, oui. Autrement, je suis sceptique. Je n'oppose pas l'universalisme au différentialisme : l'universalisme français oui, mais il ne faut pas non plus nier les différences. Et le communautarisme est toujours dangereux. Il n'y a pas d'universel sans la différence.

Quelle est, à vos yeux, l'importance du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir dans l'histoire du féminisme?

Pour notre génération, le Deuxième Sexe, paru en 1949, a joué un rôle majeur car, curieusement, c'était la première fois qu'on consacrait un essai de grande ampleur à la sexualité féminine sous tous ses aspects : biologiques, intellectuels, sociaux. L'ouvrage parle aussi de la condition des femmes noires aux Etats-Unis. C'est une recherche anthropologique incroyable. On imagine aujourd'hui Simone de Beauvoir comme une féministe déchaînée. Ce n'est pas du tout ça : elle s'est beaucoup inspiré des travaux de Claude Lévi-Strauss sur les structures élémentaires de la parenté. C'est un livre à la fois sociologique, anthropologique, mais aussi un travail sur la vie des femmes... C'est ce qui a rendu Beauvoir immédiatement célèbre aux Etats-Unis. C'est un texte fondateur pour le féminisme. En outre, Beauvoir a accordé sa vie à ses thèses.

Et la question des nouvelles formes de procréation ?

Il y avait une bataille intéressante depuis vingt ans, c'était celle du mariage homosexuel. Il faut autoriser et réglementer toutes les nouvelles procréations (GPA, PM). Ne vous faites aucune illusion : cela se fera. Le reste, ce qui relève des violences sexuelles, il faut les traiter mais il ne faudrait pas que cela occulte complètement le social. Les problèmes psychiques, il y en davantage dans les classes riches de la société car les grands bourgeois ont plus de temps pour s'occuper d'eux-mêmes que les pauvres. La psychanalyse est née pour traiter les grands bourgeois viennois et les femmes qui étaient dans une situation épouvantable. Mais il ne faut pas que l'affaire Weinstein fasse oublier la dimension sociale de la psychanalyse. Je viens moi-même de la grande bourgeoisie. Je n'aime pas la haine de l'argent, mais cette richesse étalée, dont Donald Trump est l'incarnation, est insupportable. Si cela continue, il y aura des émeutes. 

Petite bibliographie
Histoire de la psychanalyse en France, vol. 1, Le Seuil, 1982.Histoire de la psychanalyse en France, vol. 2, Le Seuil, 1986.Jacques Lacan. Esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée, Fayard, 1993.La Famille en désordre, Fayard, 2002.Philosophes dans la tourmente, Fayard, 2005.La part obscure de nous-mêmes : une histoire des pervers, Albin Michel, 2007.Mais pourquoi tant de haine ? Seuil, 2010.Lacan, envers et contre tout, Seuil, septembre 2011.Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, Seuil, 2014.L'inconscient expliqué à mon petit-fils, Seuil, 2015. Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, Plon/Seuil, 2017.

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