vendredi 10 novembre 2017

Un homme peut-il être féministe ?

L’affaire Harvey Weinstein a contribué à libérer la parole des femmes victimes de violences sexistes. Va-t-elle encourager les hommes à s’emparer réellement de la question de l’égalité ?

LE MONDE IDEES |  | Par 

Aline Bureau


« Tout ce que je peux dire maintenant pour me justifier ressemble à une excuse pourrie. » Le réalisateur Quentin Tarantino, ami et collaborateur de longue date d’Harvey Weinstein, a admis, dans leNew York Times, qu’il avait connaissance de certaines des agressions commises par le producteur américain – y compris contre la comédienne Mira Sorvino, la compagne de Tarantino. « J’aimerais avoir pris mes responsabilités à l’époque », explique le réalisateur de Pulp Fiction, qui reconnaît avoir « minimisé ces incidents ». « J’ai mis ça sur le compte d’une vision des années 1950, celle du patron qui poursuit sa secrétaire autour du bureau. Comme si c’était OK. C’est dire si je me sens honteux aujourd’hui. »

Cette réaction contrite met en lumière la difficulté, pour les hommes, de s’emparer de la question des violences sexistes. Depuis que la parole des femmes s’est libérée, peu d’hommes semblent s’interroger publiquement sur leur propre comportement. Un phénomène que la comédienne Jessica Chastain a résumé dans un Tweet. « J’en ai marre que l’on demande aux femmes de prendre la parole. Qu’en est-il des hommes ? »« Les mecs, j’ai un machin à vous dire : vous avez un vrai rôle à jouer pour mettre fin à ces pratiques qui saccagent l’estime de vos sœurs, de vos femmes, de vos amies, de vos collègues », renchérit la journaliste Carol Galand, organisatrice d’une manifestation, fin octobre, contre le harcèlement.

Quelques chiffres suffisent pour comprendre qu’au-delà de la question du harcèlement un système inégalitaire persiste : 85 % des dirigeants d’entreprise sont des hommes ; les femmes réalisent plus des deux tiers des ­tâches ménagères et du travail parental ; elles gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes. Pis : une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon. Pourtant, ces dernières années, de nombreuses personnalités ont épousé la cause de l’égalité hommes-femmes. D’Emmanuel Macron au PDG de Coca-Cola James Quincey, en passant par le premier ministre canadien Justin ­Trudeau, le joueur de tennis Andy Murray ou l’acteur Mark Ruffalo, un nombre grandissant d’hommes publics se déclarent désormais « féministes ». Un mot qui était pourtant imprononçable pour un dirigeant politique ou un grand ­patron il y a encore une vingtaine d’années.

Défendre publiquement la cause des femmes est une chose, changer ses pratiques en est une autre. « Si vous êtes d’accord avec la phrase “Les femmes et les hommes ne sont pas égaux aujourd’hui, mais ils devraient l’être”, alors vous pouvez vous qualifier de féministe, assure le sociologue américain Michael ­Kimmel, auteur avec Michael Kaufman de The Guy’s Guide to Feminism (2011, non traduit). La difficulté vient ensuite. La question n’est pas seulement : “Est-ce que les hommes peuvent se réclamer du féminisme ?”, mais : “Est-ce qu’ils peuvent le pratiquer ?” » Une question que s’est longtemps posée Fred Robert, militant dans un réseau d’hommes contre la prostitution, Zéromacho. « Il m’a fallu des années pour prendre conscience de la domination masculine. C’est constitutif de notre identité, on ne se pose même pas la question. »


« Actions simples »


En 1998, dans son introduction à La Domination masculine (Seuil), le sociologue Pierre Bourdieu reconnaissait déjà que la domination masculine était « tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne la percevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question ». A première vue, les hommes semblent d’ailleurs avoir beaucoup à perdre dans le combat pour l’égalité. Chez la plupart d’entre eux, le fait d’abandonner des postes de pouvoir, de ne plus bénéficier du travail domestique gratuit des femmes et de remettre en cause leur rapport à la sexualité n’est probablement pas un programme très populaire.

Passer des déclarations d’intention aux actions concrètes ne coule d’ailleurs pas de source. « Il est toujours difficile de demander à des dominants de lutter contre leur propre ­domination », reconnaît Thomas Lancelot, ­cofondateur en 1997 de l’association féministe Mix-Cité avec Clémentine Autain. Pour Raewyn Connell, sociologue à l’université de Sydney et auteure de Masculinités (Editions Amsterdam, 2014), « le meilleur point de départ est de parler de ces sujets avec les femmes ». Elle énumère les « actions simples » que les hommes pourraient entreprendre : « Prendre une part réelle, pas simplement symbolique, du ­travail domestique et parental ; refuser et dénoncer les blagues sexistes et le harcèlement au travail ou dans la rue ; se désolidariser des actions et des paroles qui caricaturent les femmes. »

Dans une conférence TED intitulée « Les violences faites aux femmes sont un problème d’hommes », le militant antisexiste Jackson Katz encourage ainsi les hommes à se démarquer des blagues sexistes. « Si vous êtes dans un groupe d’hommes jouant au poker et qu’un mec dit quelque chose de sexiste, au lieu de rigoler ou de prétendre que vous n’avez rien entendu, dites, car nous avons besoin d’hommes pour le dire : “Ce n’est pas drôle. Je n’apprécie pas ce genre de propos.” » Une parole d’autant plus efficace qu’elle émane d’un homme. « Il ne sera jamais qualifié de féministe hystérique », note Alban Jacquemart, sociologue et auteur des Hommes dans les mouvements féministes (Presses universitaires de Rennes, 2015).

Ce phénomène est une partie du problème : quand une femme dit exactement la même chose qu’un homme, sa parole est bien souvent minimisée. La numéro deux de Facebook, Sheryl Sandberg, auteure de Lean in (En avant toutes. Les femmes, le travail et le pouvoir, JC Lattès, 2013), estime que les hommes devraient combattre cette inégalité flagrante et promouvoir la parole des femmes. « Au lieu de répéter l’idée d’une femme dans une réunion pour vous l’attribuer, dites à voix haute : “Bonne idée, Liz !” », a-t-elle ainsi répondu lorsqu’on lui demandait ce que les hommes pouvaient faire pour combattre le sexisme au travail.

Les hommes qui refusent les comportements sexistes sont souvent moqués, voire bannis par leurs pairs
Cette attitude peut cependant avoir un coût : les hommes qui refusent les comportements sexistes sont souvent moqués, voire bannis par leurs pairs. « Le manque de respect envers les femmes crée une complicité entre les hommes », observe Raewyn Connell. L’auteure ­féministe Lindy West racontait ainsi le 12 juillet, dans le New York Times, que l’un de ses amis est victime de quolibets quand il adopte des positions féministes. « Bienvenue au club ! », lui ­rétorque-t-elle. « Se faire ridiculiser et crier dessus parce qu’on défend l’égalité, c’est ce que nous, féministes, vivons tous les jours. »

Pour Raewyn Connell, le combat contre le sexisme doit être une bataille de tous les ­instants. « Les hommes ne sortent pas leurs comportements d’oppression de nulle part, la domination est une logique sociale et culturelle qui requiert une mobilisation collective pour être combattue. » Autrement dit : ce n’est pas parce que des hommes se revendiquent publiquement féministes que les inégalités se ­réduisent dans les faits. « Un exemple, ajoute Alban Jacquemart : la lutte pour l’égalité hommes-femmes est aujourd’hui la norme dans tous les partis politiques, mais cela ne veut pas dire pour autant que les choses changent à ­l’intérieur des partis. »


Mécanismes de domination


Dans les mouvements féministes eux-mêmes, les hommes ont tendance à reproduire certains mécanismes de domination. « La division sexuée du travail militant est souvent inégalitaire, observe Alban Jacquemart, qui a consacré sa thèse aux engagements des hommes féministes. Le plus souvent, les hommes monopolisent la parole alors que les femmes se chargent des tâches matérielles. » Plus étonnant encore : ces hommes engagés dans les mouvements féministes « ne remettent pas nécessairement en cause leur comportement dans leur vie privée », ajoute le sociologue.

Ils sont loin d’être les seuls. L’étude « Emploi du temps », menée par l’Insee en 2015, montre que, sur le long terme, la répartition des ­tâches ménagères n’évolue pas vraiment : si le temps consacré au travail domestique par les hommes et les femmes tend à se rapprocher légèrement, c’est principalement parce que les femmes en font moins. « Le temps consacré à la cuisine a diminué, mais c’est principalement grâce aux plats préparés ou aux surgelés, qui se sont substitués à des repas plus élaborés », souligne Ariane Pailhé, directrice de ­recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED).
Malgré les années, le linge reste une prérogative de femmes. « Le sol de verre, c’est ce qui empêche les hommes de se pencher pour ­ramasser la chaussette sale qui traîne », ironise la journaliste et romancière Titiou Lecoq dans Libérées. 

Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale (Fayard, 238 pages, 17 euros). « Le linge est un excellent indicateur de la répartition des tâches, estime Thomas Lancelot. Quand un homme me dit qu’il en fait beaucoup à la maison, je lui demande qui ­s’occupe du linge : neuf fois sur dix, c’est sa femme ! »« Les hommes savent faire marcher des machines technologiques de pointe, mais le lave-linge, c’est trop compliqué », plaisante ­Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et auteure notamment d’un Dictionnaire des sexualités (Robert Laffont, 2014).

Les stéréotypes reproduits à l’envi dans la littérature, le cinéma, la publicité ou les séries télé­visées montrent des hommes qui incarnent des caricatures de « virilité »
Ce déséquilibre dans la répartition des tâches ménagères a de lourdes conséquences sur la carrière des femmes. « Quand elles commencent à avoir des enfants, elles disparaissent de certains champs professionnels ou politiques : ce sont elles qui renoncent, pas leurs compagnons », analyse Thomas Lancelot. Les inégalités salariales nourrissent ce mouvement de retrait du monde du travail. « C’est un cercle ­vicieux, poursuit Janine Mossuz-Lavau. Les femmes salariées sont moins bien payées que les hommes. Or, quand il faut réduire son temps de travail pour s’occuper d’un enfant, qui, dans le couple, réduit son activité ? Celui qui gagne le moins d’argent, c’est-à-dire la mère… »

S’ajoute à ces inégalités la « charge mentale » qui pèse sur les femmes : ce sont elles qui ­organisent la vie de la famille et qui doivent penser à tout, tout le temps, pour assurer le bon fonctionnement du foyer. « Quand j’ai ­divorcé et que je me suis occupé seul de mes ­enfants une semaine sur deux, j’ai découvert le continuum de choses que les femmes gèrent sans même en parler : les vaccins à faire ou les affaires à préparer pour la piscine », explique le militant Fred Robert. Des tâches que les hommes rechignent à prendre en charge : les stéréotypes reproduits à l’envi dans la littérature, le cinéma, la publicité ou les séries télé­visées montrent des hommes qui incarnent des caricatures de « virilité » – pas des héros masculins qui partagent les tâches.


« Le féminisme peut rendre les hommes heureux ! »


Les choses, cependant, commencent à bouger. En trente ans, le nombre de couples où l’homme en fait autant ou plus que sa compagne a augmenté : ces « couples égalitaires » restent certes minoritaires, mais ils sont ­passés de 17 % des ménages en 1985 à 25 % en 2010. Et il est un domaine où les hommes en font plus qu’avant : ils consacrent de plus en plus de temps à leurs enfants, notamment dans le domaine des loisirs. « Ils jouent le rôle du papa sympa et rigolo, avec qui on s’amuse et on joue au foot le week-end pendant que maman nettoie la cuisine et le linge », observe ­Michael Kimmel. Malgré son ironie, il voit dans cette évolution une dynamique positive. « Est-ce que c’est l’idéal ? Certainement pas. Est-ce qu’on va dans la bonne direction ? Oui ! »

Michael Kimmel s’en félicite : les hommes, selon lui, n’ont en effet rien à perdre à l’égalité. Sa conférence TED intitulée « Pourquoi l’égalité des sexes est bonne pour tous – y compris les hommes » a été visionnée près de deux millions de fois sur le Web. Etudes à l’appui, il y défend l’idée que dans les couples les plus égalitaires les hommes et les femmes sont plus heureux et les enfants réussissent mieux scolairement. C’est également ce que pense Thomas Lancelot : « Bien sûr que le féminisme peut rendre les hommes heureux ! Il permet de vivre de manière plus équilibrée et de se soustraire à l’injonction de la performance permanente, qu’elle soit sociale ou sexuelle. »

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