vendredi 17 novembre 2017

Le cerveau est une machine comme une autre

La philosophe Catherine Malabou a longtemps cru à l’existence d’une frontière entre cerveau et machines, qu’elle juge désormais poreuse, et bientôt abolie.

LE MONDE  | Par 

VICTOR DE SCHWANBERG/SPL/COSMOS


Un philosophe peut-il reconnaître ses erreurs ? Le cas est rare. On préfère généralement adoucir les mutations de sa pensée, les présenter sous le signe d’une progression linéaire plutôt que de réfuter ses propres thèses. C’est pourtant ce que fait Catherine Malabou, professeure à l’université de Kingston (Royaume-Uni), qui propose dans son nouveau livre une critique sans ménagement de l’un de ses essais les plus importants, Que faire de notre cerveau ? (Bayard, 2004).

Continuité dans le thème, rupture dans les idées. Le nouvel essai de la philosophe s’inscrit dans la suite logique de son parcours de recherche. Après avoir écrit une thèse sur le concept de plasticité chez Hegel, elle s’est naturellement tournée vers les neurosciences, où cette notion occupe une place centrale dans la description de notre système nerveux. L’étape suivante s’est imposée d’elle-même – de la réflexion sur les relations entre l’esprit et le cerveau, le symbolique et le vivant, au questionnement des rapports entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine.

Entre autonomie et automatisme


« A l’époque de Que faire de notre cerveau ?, explique-t-elle, je pensais que la plasticité cérébrale était réservée au vivant naturel, et que notre cerveau n’était donc pas assimilable à celui d’un ordinateur. » Treize ans plus tard, elle veut montrer, au contraire, que l’intelligence, qui se définit par la dialectique entre autonomie et automatisme, programmation et rupture, caractérise aussi bien le futur ordinateur que l’homme. Elle raconte avoir été tirée de ce qu’elle appelle son « sommeil non dogmatique » en 2014, quand IBM a annoncé la mise au point de nouvelles puces dites « synaptiques », douées de plasticité.

Pour elle, la conséquence est claire : « Je me suis aperçue que mes conclusions étaient vraiment fausses. La frontière entre homme et machine est devenue poreuse : plus rien, en principe, ne sépare radicalement l’intelligence artificielle de l’intelligence humaine. » Les projets les plus fous comme Blue Brain et Human Brain, qui visent à cartographier entièrement le cerveau humain pour pouvoir simuler son fonctionnement ­ (jusqu’à produire une conscience artificielle), deviennent crédibles.

Ce réveil, Catherine Malabou le décrit comme un événement à la fois « heureux et malheureux ». Reconnaître ses erreurs, abandonner ses anciennes croyances n’est jamais un processus facile. Et que dire du constat que notre cerveau est une machine comme une autre, qui pourra être égalée, voire surpassée, par des êtres de silicium ? « Cela m’effraie, bien sûr, comme tout le monde. » Mais c’est aussi, dit-elle, une « heureuse ironie » de pouvoir présenter ce revirement dans un essai sur l’intelligence : « Si l’intelligence, c’est le pouvoir de se transformer, j’essaie de montrer qu’elle est inséparable de l’autocritique. »

Le thème et la structure du livre reflètent en partie le cheminement de son auteure. Elle y raconte l’histoire des oppositions philosophiques au concept scientifique d’intelligence : Bergson fustigeant les psychologues qui prétendaient pouvoir mesurer notre énergie spirituelle, Heidegger critiquant l’Intelligenz de la génétique mécanisante… « Moi aussi, reconnaît-elle, je suis passée par là, quand j’étais étudiante, et même encore bien plus tard. J’étais exactement dans cette critique du réductionnisme. »


Rôle critique


Jusqu’à récemment, elle pensait avoir vaincu toutes ces résistances à la fois intimes et philosophiques, en particulier contre l’assimilation de l’esprit au cerveau. Il en restait pourtant une. « Dans Que faire de notre cerveau ?, je pensais avoir atteint un mur infranchissable : la frontière entre l’homme et la machine. » Le concept de plasticité lui permettait justement d’unir le cerveau des neuroscientifiques et l’intellect des philosophes, en montrant que l’ancrage biologique de l’esprit ne revenait pas à l’assimiler à une machine, au contraire. « En croyant avoir surmonté mes résistances, je me rends compte aujourd’hui que je les avais simplement déplacées. Il était donc temps d’abolir la dernière dichotomie. »

Si, dans son histoire des « métamorphoses de l’intelligence », Catherine Malabou montre des philosophes qui, à l’inverse, s’arc-boutent sur des concepts surannés, elle n’en est pas moins convaincue du rôle critique essentiel de sa discipline dans le domaine des sciences du cerveau. « La neurobiologie, développe-t-elle, véhicule une série de normes qui modélisent le cerveau : c’est là qu’est le vrai problème. Sur ce terrain, il y a, contrairement à ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, un silence total des philosophes d’Europe continentale, où la place est laissée libre aux neurobiologistes pour produire une philosophie du cerveau très pauvre. La philosophie doit revenir sur la scène, entrer en dialogue avec les scientifiques pour développer une pensée du cerveau qui soit une pensée de la créativité, de l’épigenèse, de l’invention sans programme. »

La suite ? Peut-être un nouvel ouvrage sur le cerveau et la politique où, dit-elle, « là aussi, sans doute, je changerai beaucoup de conclusions par rapport à Que faire de notre cerveau ? ». Pas de spécialisation en cybernétique en vue, mais toujours l’exploration du cerveau humain, de ses enjeux éthiques et politiques, désormais éclairée par les nouveaux horizons et les frontières abolies de l’intelligence artificielle
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EXTRAIT

« Que peut encore valoir une analyse qui tend à couper l’intelligence plastique de tout fonctionnement machinique, de celui de l’ordinateur en particulier ? Comment ne pas conclure de toutes les avancées actuelles que la plasticité est bel et bien programmable puisqu’elle devient le programme fondamental de la cybernétique ? Mais une plasticité programmable et programmée est-elle encore une plasticité ? Non que la plasticité soit en principe l’antonyme du concept de programme. Les mécanismes épigénétiques sont génétiquement programmés. La plasticité biologique est, si l’on veut, programmée pour ne pas être programmée. Malgré tout, si la puissance d’improvisation, d’interprétation de la plasticité cérébrale peut être entièrement simulée par un processeur “synaptique”, que reste-t-il d’elle ? »
Métamorphoses de l’intelligence. Que faire de leur cerveau bleu ?, pages 117-118

CRITIQUE

Certains concepts nous sont si familiers qu’on en oublie qu’ils ont une histoire. L’intelligence en fait partie, dont Catherine Malabou, dans son essai court et passionnant, raconte les trois grands moments. Apparue dans le champ de la psychologie expérimentale au XIXe siècle, l’intelligence ne s’est pas imposée facilement dans le vocabulaire quotidien et scientifique. Les philosophes ont d’abord eu tendance à lui opposer l’énergie spirituelle de l’intuition ou de l’intellect. Leur méfiance était parfois légitime : ce n’est pas une coïncidence si ce concept est né en même temps que l’eugénisme. Beaucoup rêvaient par exemple, il y a peu encore, d’en trouver le gène.

Mais la deuxième « métamorphose de l’intelligence » est venue détruire leurs espoirs, le paradigme épigénétique – qui privilégie l’interaction, l’acquis sur l’idée de programmation – ayant remplacé le déterminisme des premières heures. La troisième révolution, l’automatisation complète de l’intelligence des « cerveaux bleus », est encore à venir. Catherine Malabou, notamment en puisant des ressources chez le philosophe pragmatiste John Dewey (1859-1952), pose les jalons d’une pensée de cette intelligence artificielle de demain. Et montre avec force qu’elle exigera une redéfinition de l’intelligence tout entière, qui, loin de l’opposer à sa possible programmation, devra être capable de fonder, entre automatisme et rupture, une dialectique nouvelle.

Métamorphoses de l’intelligence. Que faire de leur cerveau bleu ?, de Catherine Malabou, PUF, 156 p.

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