dimanche 5 novembre 2017

« Je n’imaginais pas que c’était aussi dur, au quotidien, d’être une femme »

Avec l’affaire Weinstein et le phénomène #balancetonporc, des garçons de 25 ans confient avoir pris conscience de l’ampleur du problème sexiste et s’interrogent sur leur propre conduite.

LE MONDE  | Par 


Ils ont d’abord agité nerveusement la carte du restaurant. Hésité trois fois entre la pizza et les pâtes – « les pâtes, c’est facile à faire à la maison » balancé une blague sur la serveuse – « attention, ça peut être du harcèlement, ça ». Une autre vanne encore, et Amine, Fabrice, Ghislain, Jules et Valentin se sont lancés. Ils ont raconté ce que pensent des hommes de 25 ans, ni trop pauvres ni trop riches, ni trop à gauche ni trop à droite, ni mâles alpha ni queer, plutôt garçons ordinaires et ouverts sur le monde, du phénomène #balancetonporc.


Ghislain, c’est mon petit frère, biberonné par ses deux sœurs à nos prises de conscience féministes successives, à ma révolte de l’avoir vu se faire offrir par mon père un canif à l’âge de 6 ans alors que j’en avais été interdite jusqu’à 10. Des années qu’il m’entend me plaindre des mecs qui se collent à moi dans les transports en commun, de cette sensation d’être un grand gâteau très appétissant à la station de métro Barbès, de l’injustice qui veut qu’une fille qui se fâche a toujours l’air d’une mégère, et celle qui couche, d’une salope.


« Quand il montait aux toilettes, le patron du resto interpellait la serveuse d’un “suis-moi”. On rigolait tous, bêtement. J’ai fini par lui dire : “Stop, ça suffit” » 
Fabrice
Pourtant, Ghislain, quand je l’ai appelé pour lui dire : « Au Monde, ils m’ont demandé d’écrire sur ce que pensent les hommes”. Ça t’évoque quoi ? », il m’a d’abord fait part de sa stupeur : « Je n’imaginais pas que c’était aussi dur au quotidien d’être une femme. » Mes complaintes n’avaient pas imprimé. Lui, un jeune homme éduqué, avec deux sœurs, une mère, une nièce, une copine, des amies, ne réalisait pas ce qu’on vivait. « Ça fait quelques semaines qu’on en parle, avec mes copains, à chaque fois qu’on se voit, on sait pas trop quoi dire ni quoi faire. » Face aux porcs, ces hommes qui déshonorent tout un genre par des comportements déviants, Ghislain et ses copains, qui appartiennent à la majorité silencieuse se sentant un peu malmenée par l’époque, ont accepté de se confier.

Au début, Fabrice a raconté l’histoire de son ancien patron, Antoine. Cheveux aussi distraits que ses yeux, serveur, barman, chef de salle, gérant d’établissement, Fabrice a gravi tous les échelons de la restauration à force de travail. « Quand je suis arrivé dans son resto, j’ai d’abord entendu une histoire de harcèlement sur une serveuse, comme quoi Antoine aurait envoyé des textos douteux, qu’elle aurait porté plainte, mais il n’y a pas vraiment eu de suite… » Fabrice décrit ensuite le recrutement des fameuses serveuses. Antoine a des idées très arrêtées sur le profil des candidates : « Si elle est bonne, tu la prends », affirme-t-il en scrutant les photos des curriculum vitae.

Le jeune homme sent bien que ça n’est pas très normal, mais peine à s’interposer pour protéger ses collègues. « Un jour, on était au bar. Il y avait Antoine, deux serveurs, dont moi, et une fille, une Polonaise, très sympa. Antoine lui faisait tout le temps des allusions hyperlourdes. Par exemple, quand il montait aux toilettes, il l’interpellait d’un “suis-moi”. On rigolait tous, bêtement, mais j’ai fini par lui dire : “Antoine, stop, ça suffit”. » Ce soir-là, Antoine a arrêté les petites phrases… pour les reprendre ensuite. « Il fait toujours ça avec les filles, c’est sa manière d’amuser la galerie. »


Responsables mais pas coupables ?


L’histoire de Fabrice fait réagir Jules sur la responsabilité des hommes dans le harcèlement des femmes. Doivent-ils se contenter de ne pas s’en rendre coupables ou aller plus loin, et défendre les filles qui en souffrent. ­Jules, c’est le féministe de la bande. Il adore les documentaires animaliers, parle des ovules comme d’une denrée rare qu’il faut protéger face aux spermatozoïdes. Dans sa poche, il a un tube à essai avec une poudre marron : c’est un engrais bio antichenilles, qu’il est pressé de pulvériser après le dîner sur son basilic, qui se fait dévorer. ­Jules est brun, musclé par l’escalade, il tient les prises à une main et n’hésite pas à intervenir quand la situation dérape. « L’été dernier, on était dix autour d’un barbecue, il faisait beau. Un de mes meilleurs amis a dit en rigolant à sa meuf : “Sers-moi un verre, sale pute ! Je l’ai repris : “Tu traites pas ta meuf de sale pute”. Il n’a rien répondu, on n’a jamais réabordé le sujet. J’ai juste su qu’après toutes les filles en avaient parlé entre elles et que j’étais passé pour un héros », sourit le jeune homme.

Un doute subsiste. Et si eux aussi s’étaient comportés comme des porcs ? Certains de leurs mots, de leurs attitudes, pouvaient-ils mériter un tweet ?
L’autorégulation masculine, certes. Mais Amine, Ghislain, Fabrice, ­Valentin et Jules ont tous été saisis d’un doute quand ils ont vu émerger le hashtag #­balancetonporc. Et si eux aussi s’étaient comportés comme des porcs ? Certains de leurs mots, de leurs attitudes pouvaient-ils mériter un tweet ? Ils m’ont d’emblée raconté ces soirées entre mecs, autour du foot, d’une PlayStation, de chips et de bières. Et les blagues qui fusent, des « elle est bonne » ou « je la baise ». Ça commence là, la porcherie ? « Quand on est entre nous, c’est l’animalité masculine. On est des macaques, des gros machos. Mais comme on ne sort pas ça devant les filles, on se dit que c’est pas du harcèlement », tente benoîtement ­Valentin. « Moi, elles ne me font plus rire, vos vannes là-dessus », tempère Jules. Ghislain : « C’est vrai que #balancetonporc, ça m’a fait réfléchir à la manière dont on parle des filles. Je ne me dis plus que c’est juste une blague pas drôle, mais que ça peut être grave. Je culpabilise, maintenant. »


Des souvenirs de soirées éméchées…


Entre eux, ils parlent parfois mal des femmes, mais qu’en est-il de leurs interactions avec elles ? Amine, juriste dans les assurances, pull col en V d’où la cravate dépasse : « Hé, les gars, vous avez vu qu’il y a un concert de Mariah Carey à Bercy en décembre ? » Le jeune homme est fan de la chanteuse aux cinq octaves, de Whitney Houston aussi. Les filles adorent. Malgré ça, quand il a fait cet exercice de spéléologie mémorielle, il a été un peu embêté. #balancetonporc a fait remonter des souvenirs de soirées éméchées et mis en évidence son goût un peu trop prononcé pour la danse dite ­collé-serré. « J’aime danser et, oui, quand j’étais saoul, j’ai peut-être eu la main un peu baladeuse. J’ai été un peu trop proche de certaines filles en boîte, sans vraiment leur demander leur avis. Je me sens con maintenant, je n’avais pas pris conscience de ma lourdeur. Je ne suis pas un frotteur ! », assure Amine, un peu penaud.

#balancetonporc a eu un effet d’alarme pour nos cinq jeunes hommes. Moins de blagues, plus de vigilance sur les histoires que racontent leurs copines. Fabrice : « Moi, ma meuf, quand on habitait à Barbès, c’était tous les soirs des histoires. J’ai la rage quand j’entends qu’elle s’est encore fait emmerder, mais qu’est-ce que je peux faire ? » Tous en couple, ils reconnaissent avoir peur pour leurs petites amies le soir dans la rue. Peur d’une agression, d’un geste déplacé, d’une insulte. Et c’est cette angoisse qui sous-tend leur ambivalence quant à « dénonce ton cochon », comme ils l’appellent en riant.

« Je m’en fous que les mecs aient peur, ça fait des millénaires que les filles ont peur des mecs. Si le rapport peut s’inverser, ça ne me dérange pas ! » 
Jules
Il y a la crainte que ça aille trop loin, d’être victimes de fausses accusations, difficiles à accréditer en droit, mais qui font des dégâts irréversibles en termes d’image. « Tu vois, tu te fais lourder par un mec, tu veux te venger : tu prends des photos de lui sur Internet, tu inventes une histoire sur #balancetonporc qui ne sera jamais tranchée par la justice. Mais, niveau réputation, le mec, il est carbonisé. Tu l’as fait passer pour un porc devant toute la société », continue Fabrice. « C’est vrai que les mecs vont avoir peur maintenant », ajoute Ghislain. « Moi, je m’en fous que les mecs aient peur, ça fait des millénaires que les filles ont peur des mecs. Si le rapport peut s’inverser, si on peut un tout petit peu ressentir ce qu’elles vivent depuis tout ce temps, et ben moi ça ne me dérange pas ! », poursuit Jules. « C’est bien sûr instrumentalisable, mais #balancetonporc permet une libération de la parole, dont l’emballement va finir par se normaliser », tranche enfin Amine, en bon juriste.

Ebranler le système patriarcal


Et la crise de la masculinité générée par ce hashtag ? Ce petit signe dièse qui ferait trembler tout le système patriarcal ? Ce fameux homme blanc moyen qui serait devenu une minorité persécutée ? « En ce moment, c’est difficile d’être un porc, pas d’être un homme. Après, oui, il y a un peu un procès d’intention qui nous responsabilise », explique Fabrice. « C’est pas agréable d’être dans le même sac que plein de gros dégueus, ni d’être considéré comme un prédateur sexuel par les filles. Mais après, on peut aussi lever notre drapeau et dire que nous, on n’est pas comme ça », précise Ghislain.

La nuit est tombée, les verres se sont vidés. Les cinq copains optent pour l’éducation comme solution, et pas le recours à une énième loi. Ils se définissent tous comme féministes, « au sens d’égalité réelle entre les hommes et les femmes », mais restent pantois devant certains mouvements. « L’écriture inclusive [qui intègre la terminaison féminine dans la graphie des mots] ou le man­spreading [tendance masculine consistant à s’asseoir les jambes écartées], j’ai rien compris en revanche. Nous aussi, on se les tape, les relous qui prennent trop de place dans le métro. Je suis pas sûr que ça soit genré », pense Jules. « Faut faire attention au petit cochon qui peut cacher la grosse porcherie, comme l’arbre la forêt », termine Ghislain.

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