mardi 28 novembre 2017

Eva Illouz, sociologue de l’amour

L’étude des sites de rencontres ou des peines de cœur conduit cette chercheuse à redessiner les contours de l’individualisme contemporain, creusant la notion de « capitalisme émotionnel ».

LE MONDE IDEES |  | Par 

La sociologue Eva Illouz.
La sociologue Eva Illouz. OLIVIER BALEZ


Pourquoi l’amour fait mal : c’est par ce livre paru en 2012 (Seuil) que le public français a découvert Eva ­Illouz. Le titre était intrigant. Il sentait la psychologie mièvre tout en annonçant un ouvrage sérieux de sociologie. En effet, la thèse était forte : l’amour est le noyau et le vecteur historique de la modernité occidentale, ce qui explique pourquoi les relations entre hommes et femmes et la sexualité ne sont pas du tout des anecdotes sociétales.

La démarche était surprenante : observer une expérience quand elle ne marche pas (la souffrance amoureuse) ou, comme Eva Illouz le fait dans d’autres livres, quand elle marche beaucoup trop (l’« Oprah Winfrey Show » qui a lancé, dans les années 1990, la vogue de la téléréalité intime ; plus récemment, le succès planétaire du roman sentimental sado-maso Cinquante nuances de Grey…). L’analyse était éclairante : l’amour courtois fut héroïque, les douleurs de l’amour romantique, nobles, mais nos peines de cœur sont vécues comme des pathologies qu’il nous incombe de soigner, de même qu’un échec professionnel laisse soupçonner des faiblesses psychiques que nous confions à des coachs.


Nouvelle rationalité


L’ambition d’Eva Illouz est profonde : opposer la sociologie à l’emprise culturelle de la psychologie. Son résultat ouvre un vaste champ d’analyse : la critique d’un « capitalisme émotionnel » où affects et marchandises sont liés pour promouvoir une nouvelle rationalité qui touche jusqu’à la reformulation des conceptions du moi.

Dans l’entreprise comme dans la chambre à coucher, l’atout cardinal pour l’individu est désormais « l’intelligence émotionnelle », un « capital » qui peut devenir aussi discriminant socialement que le « capital culturel » mis au jour par Pierre Bourdieu. Toute une industrie thérapeutique du self-help, du développement personnel, du management, de la pharmacie, de la cosmétique, du « connais-toi toi-même » philosophique, du lâcher-prise et autres ateliers de bien-être l’a compris depuis longtemps en fabriquant ces « marchandises émotionnelles » qui sont devenues les nouveaux fétiches de notre temps.
Emotions as Commodities – « marchandises émotionnelles » – est précisément le titre du livre d’Eva Illouz qui paraît ces jours-ci dans sa traduction allemande chez Suhrkamp, et « Emodities » – mot-valise intraduisible – sera le thème de son séminaire à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) en juin 2018. Et voilà comment, en partant des sites de rencontres sur Internet, la chercheuse redessine les contours inaperçus de l’individualisme contemporain.


« Je tiens à l’universalisme »


Il faut de la souplesse pour attraper la plus cosmopolite des sociologues. Née en 1961 à Fès, dans une famille juive marocaine qui émigrera en France dix ans plus tard, elle connaît le parcours d’intégration depuis les cités communautaires de Sarcelles jusqu’aux bons lycées parisiens. Elle commence ses études supérieures en Israël, les achève par un doctorat aux Etats-Unis à l’université de Pennsylvanie, puis choisit de rentrer à Jérusalem où elle obtient un poste à l’Université hébraïque.


Elle y enseigne toujours, mais a pris ses distances par rapport à la politique de l’Etat hébreu ; elle est considérée aujourd’hui comme une opposante de gauche : « Je tiens à l’universalisme, qui signifie prendre très au sérieux l’idée que l’homme est le même partout et que chacun, partout, a droit à tout. Les juifs ont revendiqué cette idée avec une très grande force mais, aujourd’hui, l’Etat d’Israël a changé de route en préférant la voie religieuse et particulariste. »


La langue maternelle d’Eva Illouz est le français, mais sa pensée scientifique et ses terrains sont surtout américains, elle écrit en anglais des livres pour la plupart publiés d’abord en Allemagne










Lorsque nous parvenons à nous voir à Paris, Eva Illouz est arrivée la veille de Jérusalem, s’envole le lendemain pour une conférence à Berlin avant de rejoindre l’université Yale (Connecticut) pour une special lecture, sera à nouveau en France en février à l’EHESS où elle est directrice d’études depuis 2015. Le mouvement perpétuel est ce qui la caractérise : si elle a choisi d’étudier ceux de l’âme moderne, elle demeure inclassable dans les courants de la sociologie française ou du féminisme américain.

Elle a tout lu mais n’adhère à personne en particulier, s’inspire autant de la littérature, de la philosophie, de la théorie critique de l’école de Francfort que de Michel Foucault ou Zygmunt Bauman, sociologue inclassable – lui aussi – de la « société liquide ». La langue maternelle d’Eva Illouz est le français, mais sa pensée scientifique et ses terrains sont surtout américains, elle écrit en anglais des livres pour la plupart publiés d’abord en Allemagne, où son œuvre est très suivie… tandis que, jusqu’à aujourd’hui, seuls trois de ses ouvrages ont paru en France, aux éditions du Seuil.

Paris, Jérusalem, New York, Berlin… Malgré cette mobilité, nulle dispersion de la pensée chez cette étonnante chercheuse, juste une forme d’insatisfaction et de doute quand son mouvement risque de se fixer. Rencontrer Eva Illouz, c’est d’abord rencontrer une intensité d’attention : attablée dans un bistrot irlandais au bord du canal Saint-Martin, elle est là, entièrement présente à la conversation.


« Lucidité cruelle »


D’abord, on a parlé de l’amour. Comment ce sujet est-il devenu l’axe central de son travail ? Elle répond par la littérature : « Madame ­Bovary et Belle du Seigneur sont les deux lectures d’adolescente qui m’ont rendue sociologue de l’amour. Flaubert et Albert Cohen, à un siècle de distance, le peignent avec une lucidité cruelle. Or, c’est un peu ce en quoi consiste la sociologie : désenchanter. »

A l’université de Pennsylvanie, tandis qu’elle prépare son doctorat à la fin des années 1980 sur l’utopie romantique et la consommation, Eva Illouz s’intéresse peu à la littérature féministe, pourtant flamboyante à l’époque, pour préférer découvrir l’anthropologie culturaliste de Clifford Geertz, les travaux de Michelle Rosaldo, disparue prématurément en 1981, qui avait étudié les idéaux moraux de la colère chez les Ilongots, aux Philippines, ou d’Arlie Russell Hochschild, qui conceptualise le « travail émotionnel » à partir du sourire obligé des hôtesses de l’air (dans Le Prix des sentiments, paru aux Etats-Unis en 1983 et enfin traduit en français cette année, à La Découverte).

Le féminisme demeure toutefois pour Eva ­Illouz « le mouvement le plus important du XXe siècle ». « J’ai eu besoin de son apport théorique, explique-t-elle, pour comprendre l’asymétrie émotionnelle entre hommes et femmes que je constatais dans mes enquêtes. » Au XIXe siècle, pour le dire très vite avec les stéréotypes, l’homme proposait, la femme disait « Oh mon Dieu ! » ; l’homme prouvait la valeur de son engagement, la femme consentait au mariage ; aujourd’hui, la femme propose, l’homme dispose ; la femme attend la relation stable, l’homme a peur de s’engager. « Comment le garder, ne pas le faire fuir, raviver son désir », sont les bons conseils prodigués aux femmes par les officines psy de tout poil.

« La révolution sexuelle est la plus réussie et la plus inachevée des révolutions »





« La sexualité des femmes n’étant plus conditionnée à la procréation et au mariage, elle est devenue entièrement accessible aux hommes, sans contrepartie, insiste Eva Illouz. Les femmes ont prodigieusement gagné en autonomie sur tous les plans, mais le pouvoir économique et politique demeure détenu par les hommes et, d’une certaine manière, ils ont pris aussi le pouvoir sexuel. Le corps de la femme n’a jamais été autant sexualisé par la pub, les médias, le cinéma, le culte de la beauté, de la jeunesse, de la minceur, jusqu’à la rendre incroyablement, et plus qu’avant, dépendante du regard de l’homme. » En ce sens, conclut la sociologue, « la révolution sexuelle est la plus réussie et la plus inachevée des révolutions ». Les récentes révélations sur le harcèlement sexuel qui ont sidéré l’Europe et les Etats-Unis en sont la preuve, terriblement moderne.

Si être sociologue est une vocation pour Eva Illouz, c’est donc pour croire aux valeurs de la modernité, à la liberté politique et morale, à la rationalité, à la sécularité, à l’égalité… mais surtout « sans illusion ni enthousiasme, car cette forme culturelle occidentale a provoqué aussi une misère affective et une insécurité de l’être sans précédent. Chez les femmes comme chez les hommes ». Son prochain livre s’intitulera Unloving : sans amour.

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