mardi 19 septembre 2017

Les champions des rêves sous la loupe des chercheurs

Reportage dans le service des pathologies du sommeil de l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, où des scientifiques étudient le rôle des rêves.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par 

Un homme participe à une étude du sommeil.
Un homme participe à une étude du sommeil. TED SPAGNA / BSIP

« Tu te fous pas de ma gueule comme ça… Tu es restée m’attendre où ? Faut ­m’expliquer ça, hein ?… », s’énerve un homme, sur une vidéo. Dans un autre enregistrement, un monsieur pointe l’index puis dit : « Regarde. » Ces scènes banales pourraient être filmées dans la rue. Sauf que… les deux protagonistes dorment, sur un lit d’hôpital. Dans le service des pathologies du sommeil, à La Pitié-Salpêtrière (AP-HP, Paris), la somniloquie – fait de parler en dormant – est un thème de recherche à part entière.

« C’est un comportement très répandu, qui existe ponctuellement chez sept personnes sur dix, même si les propos sont inintelligibles dans la moitié des cas, souligne la professeure Isabelle Arnulf, qui dirige ce service. Malgré cette fréquence élevée, la somniloquie avait été peu étudiée, beaucoup moins que son équivalent chez les oiseaux, le chant nocturne. » La neurologue a lancé un programme de recherche à partir d’enregistrements vidéo, ce qui n’avait jamais été fait. Elle en a désormais presque 900, une collection unique.


Attaques de sommeil

Le langage nocturne a-t-il des particularités ? Peut-il aider à comprendre le rôle du sommeil dans la mémorisation ? Quels sont les gestes associés ? Voilà les questions auxquelles s’est attelée la neuropsychologue et chercheuse Ginevra Uguccioni, initialement dans le cadre de sa thèse de doctorat en neurosciences, soutenue en 2015.
Comme souvent pour ses recherches sur le sommeil et les rêves, l’équipe de La Pitié-Salpêtrière, l’une des plus en pointe en France dans ce ­domaine, a fait appel à une population particulière : des patients qui extériorisent leurs rêves. Ils sont atteints soit de troubles du sommeil ­profond (tel le somnambulisme ou les terreurs nocturnes), soit de troubles du comportement en sommeil paradoxal (TCSP), rencontrés dans la maladie de Parkinson, certaines démences ou encore la narcolepsie.

Cette dernière se caractérise par de nombreux symptômes : « attaques de sommeil » irrépressibles dans la journée ; hallucinations ; rêves et cauchemars plus fréquents que dans la population générale, et dont ces patients se souviennent ­davantage. Les narcoleptiques sont aussi souvent des rêveurs lucides, c’est-à-dire qu’ils ont conscience de leurs rêves, et peuvent plus ou moins les contrôler.

Parfois très handicapante pour les principaux intéressés, cette maladie neurologique rare – elle affecte 0,02 % de la population – permet donc un accès privilégié aux rêves, précieux pour les chercheurs. Le service d’Isabelle Arnulf suit quelque 700 narcoleptiques, dont 26 chez qui la maladie est survenue à la suite de la vaccination contre la grippe A H1N1, en 2009-2010.


Consolidation nocturne des connaissances verbales


En analysant finement les verbatim de centaines de somniloques, en collaboration avec des linguistes et des orthophonistes notamment, Ginevra Uguccioni a montré que le langage endormi n’est pas fondamentalement différent du langage éveillé, du point de vue de la sémantique et de la prosodie.

« Ce qui ressort cependant, c’est l’emploi plus fréquent de mots négatifs et grossiers, et de phrases très affirmatives. Dans ces rêves parlés, les gens sont préoccupés », résume Isabelle Arnulf. Des comportements dont les somniloques n’ont parfois aucun souvenir. « Au début, on leur montrait leurs vidéos, mais on ne le fait plus car ils peuvent être choqués par leurs propos et leur agressivité »,assure Ginevra Uguccioni.

A partir de ces patients, la neuropsychologue a aussi précisé le rôle du sommeil dans la mémorisation. Depuis une dizaine d’années, il a été ­démontré que des connaissances nouvellement acquises sont réactivées pendant la nuit, ce qui contribue à leur stockage à long terme. Chez les somniloques, cette réactivation passe-t-elle par une répétition pendant le sommeil de mots ou d’un texte étudié la veille ?

Pour vérifier l’hypothèse, Ginevra Uguccioni a demandé à une vingtaine d’entre eux d’apprendre par cœur un écrit juste avant le coucher. Afin de frapper les esprits, les chercheurs avaient sélectionné deux faits ­divers particulièrement glauques : une histoire de mère tuant son enfant, et une de cannibalisme.

Les enregistrements des verbatim nocturnes des somniloques n’ont pas mis en évidence de lien avec les deux récits appris la veille. Mais chez ces patients (y compris ceux avec une ­ démence) comme chez les sujets contrôles sans trouble du sommeil, la mémorisation du texte s’est améliorée d’environ 20 % au réveil. Des résultats qui confirment la consolidation nocturne des connaissances verbales, même en cas de troubles du sommeil.


Régulation de l’humeur


Dans la salle dite de lecture, une dizaine de membres de l’équipe ont les yeux rivés sur de grands écrans. Ils analysent les nuits de patients hospitalisés pour un bilan de troubles du sommeil : tracés de l’électroencéphalogramme, de l’électrocardiogramme, de capteurs musculaires, respiratoires… mais aussi vidéos de ces personnes filmées en caméra infrarouge, une vue d’ensemble, une centrée sur le visage des dormeurs.

C’est sur cette dernière que se concentre le docteur Jean-Baptiste Maranci pour observer leurs ­expressions faciales. Ce jeune psychiatre mène une étude inédite pour explorer les effets du sommeil sur la régulation de l’humeur et des émotions. « Généralement, on est de meilleure humeur au réveil, mais dans la dépression, le ­réveil est souvent le pire moment de la journée. Et si quelque chose se passait mal dans le sommeil paradoxal ? », s’interroge-t-il.

Des travaux précédents ont établi que les dépressifs ont davantage de mouvements oculaires en sommeil paradoxal que les individus sans troubles de l’humeur. Pour aller plus loin, le ­ docteur Maranci traque sur les enregistrements toutes les mimiques exprimant une émotion pendant un rêve, positive (sourire) ou surtout négative : grimace de douleur, expression de peur ou de profonde tristesse. Et il vérifie si cette extériorisation de l’humeur est concomitante à une intensification des mouvements oculaires. Un travail de fourmi (trois jours d’analyse par ­patient) qui pourrait à terme avoir des retombées dans le domaine de la dépression mais aussi des troubles de stress post-traumatique.

Autre membre de l’équipe, la chercheuse Delphine Oudiette conduit de son côté une étude originale pour déterminer si le sommeil, en particulier paradoxal, favorise la créativité. L’équipe a, là aussi, recours aux « champions du rêve », les narcoleptiques. Pour concevoir une méthodologie adaptée, elle s’est tournée vers un spécialiste de la créativité, Todd Lubart, professeur de psychologie à l’université Paris-Descartes.

Les participants remplissent un questionnaire d’accomplissement créatif. Ils sont aussi soumis à des tests ­objectifs de créativité, avec des épreuves sur ordinateur et papier-crayon, ces dernières visant à « mesurer leur capacité à produire quelque chose d’original mais adapté au contexte », précise la scientifique. « Nous passons sans arrêt de l’étude du sommeil à celle des rêves, mais nous avons toujours le rêve en tête » s’enthousiasme Isabelle ­Arnulf. Les chercheurs aussi ont le droit de rêver.

Dites-moi ce dont vous rêvez… Dans le cadre du Monde Festival, « Le Monde » organise une rencontre sur les rêves et leur origine, le 24 septembre à l’Opéra Bastille, avec Perrine Ruby, Isabelle Arnulf et Lancelot Hamelin. Réservation : www.lemonde.fr/festival

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