mardi 5 septembre 2017

A Poissy, détenus et victimes se rencontrent : « Comment peut-on tuer un autre humain ? »

L’établissement pénitentiaire expérimente depuis 2010 des cercles de discussion qui réunissent des auteurs de crime et des victimes ou des proches de victimes.
LE MONDE  | Par 

AUREL

Alain Ghiloni a beau réfléchir, il n’a pas « le souvenir d’une explication ». Etait-ce pour « son baladeur, de l’argent ou autre chose » que son fils, Fabien, est mort à 20 ans d’une balle dans la tête alors qu’il s’apprêtait à rejoindre sa résidence universitaire pour le dîner ? Vingt-deux ans après les faits, malgré la reconstitution et le procès aux assises, toujours pas de réponse. Mais une question qui a longtemps taraudé cet éducateur à la retraite : « Comment peut-on tuer un autre humain ? »
Pour tenter de « comprendre » et « expliquer » ce qu’il a vécu, il a décidé, il y a trois ans, de « faire face à l’inimaginable ». Ecouter, observer et débattre pendant plusieurs heures avec trois détenus, tous condamnés pour homicide. Au total, il a participé à six rendez-vous planifiés dans le cadre des rencontres détenus-victimes (RDV), une mesure de justice restaurative expérimentée depuis 2010 à la maison centrale de Poissy (Yvelines), et bientôt dupliquée dans d’autres établissements pénitentiaires.


La première fois, la découverte fut « totale » et l’« inquiétude » gravée sur les visages, se remémore Alain Ghiloni, silhouette de sportif assidu et yeux bleus translucides. Ce jour-là, avec deux autres personnes – l’une victime d’un viol, l’autre ayant été gravement blessée après avoir été poussée dans un escalier –, il a pris place dans un espace spécialement aménagé à côté des parloirs. Alors qu’il pense voir arriver des « montagnes », Alain Ghiloni se souvient d’avoir été frappé par l’aspect du premier détenu, un « homme qui se déplaçait avec une canne ».
« On savait que ces hommes avaient tué, mais on ignorait tout du pourquoi et du comment. C’est tout aussi bien, car cela évite les préjugés. On voulait essayer de comprendre sans excuser. »

Prendre « une forme humaine »


En 2010, lors de la toute première rencontre organisée par la maison centrale de Poissy, Claude (le prénom a été modifié), 53 ans, ne s’attendait pas à voir « apparaître une telle douleur sur un visage ». Quand les proches des victimes ont pénétré dans la pièce, tous les détenus se sont levés en tendant leur main, sauf lui qui a préféré rester en retrait. « J’étais trop tétanisé. Un peu comme si le ciel me tombait sur la tête. » Puis il a fini par prendre la parole, et ainsi, pense-t-il, « une forme humaine ».
Après seize ans de détention, il n’imaginait pas « avoir l’opportunité de “se racheter” », reconnaît-il dans une pièce sans charme de la maison centrale où sont actuellement détenues 223 personnes, dont 85 % pour crime de sang.
« Pouvoir identifier le mal qu’on a pu commettre et se mettre à la place de ceux qui souffrent. Avoir un jugement sur ce qu’on a fait mais se dire aussi qu’on n’est pas qu’une personne criminelle. Les aider [aussi] en leur donnant une réponse », énumère Claude, comme s’il avait décortiqué et pesé chaque mot de son discours.
« Dans le passage à l’acte, il y a eu une sorte de vengeance »
Les victimes, elles, « posent pas mal de questions, dit-il d’une voix douce. Elles cherchent à comprendre pourquoi on a fait ce que d’autres ne font pas ». Le passage à l’acte, si difficile à comprendre et concevoir pour le commun des mortels, fut « la question centrale » de ce face-à-face qui s’est peu à peu transformé en échange. « Il faut expurger, c’est pas évident. C’est de l’ordre du performatif. Dire, c’est être. C’est difficile, mais positif », jette-t-il en vrac.


Raconter ce qu’il avait été incapable de dire au procès


Claude leur a ainsi confié être « le fruit d’un viol » et leur a parlé de cette enfance, dont il a « fait un rejet »« Mais là, je suis dans la justification », relève-t-il, spectateur de sa propre personne. Avant de dérouler le fil.
« Dans le passage à l’acte, il y a eu une sorte de vengeance. J’avais le choix, mais quand le processus est enclenché, il est très difficile de revenir en arrière. On n’est pas dans la solution mais dans la pulsion. »
Il évoque aussi une « occasion de se venger »« de faire mal ». A ces victimes, il a raconté tout ce qu’il avait été incapable de dire le jour de son procès : trop d’enjeux judiciaires, trop de pression, trop peu de recul. « J’étais atomisé, K.-O. Je me suis exprimé, mais de manière très maladroite », concède-t-il.
Pendant ces rencontres, Alain Ghiloni a, lui aussi, tout raconté, « de A à Z », explique-t-il dans sa maison de Vitry-le-François (Marne). Son fils a été assassiné le 21 novembre 1995 d’une balle dans la tête. Le tueur, déjà condamné à trois ans pour vol à main armée, ne lui a pas laissé le temps de comprendre ce qu’il se passait. Transporté à l’hôpital en état de mort cérébrale, Fabien a été « arrêté au petit matin du 23, le jour de sa naissance », dit son père.
Après ça, pour ne pas se morfondre, il s’est investi dans des associations d’aide aux victimes avec une obsession : prévenir la récidive. Participer aux rencontres détenus-victimes, « c’était aller encore plus loin dans l’engagement. » Au début, il avoue avoir cherché, en vain, des similitudes avec son affaire. Mais contrairement au meurtrier de son fils, les détenus qu’il a rencontrés connaissaient tous leur victime.


« C’est moi la victime ! »


Face à eux, Alain Ghiloni voulait l’assurance de pouvoir tout dire sans être censuré. « La mort, le procès et tout ce qui en a découlé » : le décès de sa mère à 68 ans, celui de son beau-père, parti un 21 novembre, jour de l’agression de Fabien, les trois chimiothérapies de son épouse, l’impossibilité pour elle de retrouver un emploi parce qu’on lui répond être « incapable de travailler en face de quelqu’un qui a vécu ça ».
Et l’absence surtout. Cette « souffrance » avec laquelle il faut vivre. « Vous rentrez, vous cherchez, mais il ne sera plus jamais là. » Seuls les photos et les souvenirs restent. Les affaires, aussi, qu’il portait ce soir-là, notamment une culotte de l’équipe de France de VTT – sa passion – que son père aurait bien gardée si les secours ne l’avaient pas découpée. Voilà ce qu’il a dit. « Les larmes sont montées. » Et le silence s’est imposé.

Le plus difficile fut « d’incarner ce que la société a rejeté »
Il y a eu d’autres échanges marquants. Comme cette fois où l’un des détenus, condamné pour avoir tué sa compagne, a bondi de sa chaise et crié : « C’est moi la victime ! » Sans se démonter, Alain Ghiloni lui a rétorqué : « Nous, on est condamnés à perpète alors que, toi, tu as eu le choix Les victimes, c’est nous ! » Après un échange aussi vif, Alain et ses voisines ont craint que le détenu ne revienne plus. Finalement, la semaine d’après, « il est arrivé en courant », sourit-il.

Il se souvient aussi de cet homme « réfléchi, posé ». Celui « avec lequel il avait le plus envie de dialoguer ». Il s’était marié en prison et parlait de son envie de se reconstruire. Après la séance, quand il a découvert que le crime pour lequel il avait été condamné avait défrayé la chronique, il a pensé : « On avait du costaud en face de nous… »


Une « épreuve salvatrice »


Pour Claude, le plus difficile fut « d’incarner ce que la société a rejeté » et de « se présenter en tant qu’agresseur ». D’autant que « c’est rare de dire la vérité ». Surtout en détention, où il est « tabou »d’exposer les raisons pour lesquelles on est incarcéré. « La société nous a bannis, mais on ne veut pas le savoir, on se recrée un monde où les gens sont plus mauvais que nous. On se construit notre propre réalité. » Silence. « Moi aussi, j’étais comme ça. » Jusqu’au jour où Claude a été confronté à la douleur des victimes. « Quand elles ont exprimé ce qu’elles vivaient au quotidien, c’était incommensurable. Elles ne trichent pas. »

Dès lors, au fil des séances, « quelque chose de magique » s’est produit. Sept ans plus tard, il estime avoir vécu une « épreuve salvatrice » et « tourné une page »« Je suis obligé de vivre avec ça. Mais si possible de façon apaisée et sereine », souffle-t-il.
De son côté, Alain Ghiloni évoque avec plus de pudeur un « enrichissement personnel ».
« On les a considérés comme des humains, ce qui est malgré tout difficile. »
A la fin de la dernière séance, il a « souhaité bonne chance » aux trois hommes et les a prévenus :
« On ne voudrait pas savoir qu’un jour vous avez recommencé, car on aurait l’impression d’avoir raté notre mission. »
Puis ils se sont tous offerts des cadeaux. Alain Ghiloni a préparé pour chacun un CD avec des chansons aux paroles évocatrices. Comme celle de Calogero dans laquelle il demande : « De l’ombre ou de la lumière, lequel des deux nous éclaire ? » Pour Claude aussi, il y a eu des embrassades et des présents. Il a remis à chacun une nouvelle fantastique qu’il a écrite, et reçu en retour un « talisman »qu’il a accroché dans sa cellule.

Puis, les lundis ont suivi et, aussi déconcertant que cela puisse paraître, « il nous a manqué quelque chose, confie le père de Fabien. Mais on n’avait plus rien à dire et on savait que ça ne pouvait pas aller plus loin. »

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