jeudi 24 août 2017

Terrorisme : "De plus en plus de profils psychiatriques vont passer à l'acte"

Le psychiatre Serge Hefez commente les propos polémiques de Gérard Collomb sur le lien entre maladie mentale et radicalisation. Entretien.


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« Les djihadistes sont-ils fous ? » C'est le titre – volontairement provocateur – d'un dossier que Le Point.fr, voici quelques mois, consacrait à la radicalisation. La série d'articles interrogeait des spécialistes du renseignement, des magistrats et des avocats, et bien sûr de nombreux professionnels de la santé, pour tenter de trouver des réponses au phénomène djihadiste. Enquêtes, analyses, interviews… Ce dossier, disponible ici dans son intégralité, est plus que jamais d'actualité.
Depuis plusieurs mois, les expressions de « course folle » et de « camion fou » nourrissent les gros titres des médias et agacent les commentateurs. Plutôt que de parler de « camion fou », ne devrait-on pas évoquer le terroriste qui se cache derrière le volant ? N'est-ce pas une manière de le déresponsabiliser ? Sauf que, les exemples récents le montrent (MarseilleParisDijonSept-Sorts), de plus en plus d'attaques répondant aux codes terroristes de l'EI sont menées par des déséquilibrés.
Associer les hôpitaux psychiatriques à la détection de la radicalisation
Le phénomène inquiète dans les plus hautes sphères de l'État au point que Gérard Collomb, ministre de l'Intérieur, a proposé, au lendemain de l'attentat de Barcelone, d'associer les hôpitaux psychiatriques à la détection de la radicalisation. Des propos qui font polémique au sein de la communauté scientifique. Dans Le Monde, le psychiatre David Gourion met ainsi en garde contre l'idée selon laquelle les terroristes seraient « essentiellement des malades mentaux ». Aucune donnée ne permet de l'affirmer, écrit-il. Le psychiatre s'inquiète également des « protocoles » évoqués par Gérard Collomb et qui doivent être mis en place entre les ministères de l'Intérieur et de la Santé.

« Serons-nous invités bientôt à remplir une fiche décrivant les symptômes de nos patients susceptibles d'être des fous de Dieu ? D'un point de vue clinique, la plupart des patients schizophrènes en période de bouffée délirante aiguë ont des idées mystiques en relation avec Dieu et la religion. Ceux qui sont d'origine musulmane seront-ils dès lors automatiquement anathématisés ? » s'inquiète-t-il. Pour nourrir ce débat houleux, Serge Hefez, psychiatre et chef de l'unité de thérapie familiale à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, où il mène également une consultation en déradicalisation, a accepté de répondre à nos questions. Entretien.
Le Point : Gérard Collomb veut « mobiliser les hôpitaux psychiatriques pour identifier les individus radicalisés ». Qu'en pensez-vous ?

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Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste francais © BALTEL SIPA
Serge Hefez : Dit comme cela, c'est très maladroit. Cela ne peut que provoquer une levée de boucliers des psychiatres, lesquels répondent au ministre que leur rôle n'est pas de signaler à la police des gens potentiellement dangereux. Mais la question posée par Gérard Collomb ne doit pas être balayée d'un revers de main. La radicalisation a de plus en plus à voir avec la psychiatrie et je suis convaincu que de plus en plus de profils psychiatriques vont passer à l'acte. Au départ, les recruteurs du groupe État islamique (EI) cherchaient des jeunes plutôt bien structurés n'ayant pas de profil psychiatrique avéré, afin d'en faire des guerriers sur le terrain. Maintenant, la logique s'est inversée : ils veulent faire le plus de mal sur place et le plus rapidement possible.
Voulez-vous dire que le profil des gens qui passent à l'attaque a évolué ?
Oui, ce sont aujourd'hui, de plus en plus, des profils psychiatriques qui ont peu ou pas de relations avec l'EI et qui passent pourtant à l'acte au nom de cette idéologie. Ce sont des gens qui sont déjà dans une structure psychique particulière, et qui vont être convaincus en deux coups de cuillers à pot qu'ils vont obtenir la rédemption en fonçant dans la foule. Attention, cela ne veut pas dire que tous les malades mentaux sont potentiellement dangereux et qu'ils se radicalisent. Mais certains, surtout s'ils ont une pathologie paranoïaque, peuvent être sensibles aux messages véhiculés par l'EI.
N'est-ce pas ce que le ministre de l'Intérieur a voulu dire, lorsqu'il a expliqué qu'un « certain nombre d'esprits faibles qui voient ce qui se passe vont passer à l'acte par mimétisme » ?
Si on enlève cette dénomination « d'esprit faible » qui est là encore maladroite, il est clair qu'il y a un certain nombre de malades psychiatriques qui peuvent passer à l'acte. Le passage à l'acte est quelque chose de contagieux. C'est vrai pour le suicide, c'est vrai pour le terrorisme. La prévention sert à agir à ce niveau-là. Certains malades mentaux peuvent être fascinés par le passage à l'acte, par ce qu'ils voient à la télévision, par les attentats de proximité avec une voiture, une fourgonnette ou un couteau. Tout cela exerce un effet de fascination et peut susciter l'imitation. Une fois que ce constat est posé, que fait-on ? Surveille-t-on plus les malades mentaux ? Les enferme-t-on davantage ? Doit-on les signaler systématiquement aux services de police ? Bien sûr que non. Mais il faut une vigilance particulière des psychiatres sur ces sujets-là et bien avoir en tête que sur la masse des malades mentaux, certains sont plus fragiles vis-à-vis des discours d'embrigadement de type sectaire.
Mais qu'entend-on exactement par maladie psychiatrique ?
Aujourd'hui, on a tendance à englober dans les maladies psychiatriques tous les malaises, vagues à l'âme, dépressions, alcoolisme, jusqu'aux formes les plus poussées de schizophrénie. C'est très confusionnant. Quand on parle de psychiatrie, on parle des personnes qui peuvent relever de l'absence de discernement, c'est-à-dire des personnes qui pourraient relever d'une alternative à la justice du fait de leur pathologie. Ce sont des délires qui troublent tellement leur perception que ces personnes ne sont plus responsables de leurs actes. C'est la fonction première de la psychiatrie : elle sert à déterminer la responsabilité pénale des citoyens afin de les protéger et de protéger la société de ceux qui peuvent s'avérer dangereux.
Le ministre de l'Intérieur affirme que « sur les fichiers des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste […], un tiers présente des troubles d'ordre psychologique ». Ne mélange-t-on pas tout ?
La frontière entre ce qui relève de la difficulté psychologique lourde et la psychiatrie n'est pas facile à déterminer. Ce n'est pas comme avoir le virus de la grippe ou ne pas l'avoir. À ma consultation en déradicalisation à la Salpêtrière, où je suis des adolescents de 14 à 20 ans, certains ont subi des abus sexuels, d'autres sont déprimés, d'autres encore sont issus de familles pas toujours parfaitement équilibrées. C'est finalement le lot de pas mal d'adolescents. Mais ceux-ci en particulier ont tenté de résoudre leur malaise psychologique par l'adhésion à l'État islamique (EI). On collabore avec l'Aide sociale à l'enfance (ASE), la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et de nombreuses autres associations. Il y a des parcours qui sont plutôt positifs dans la façon dont les jeunes sortent de cette histoire. C'est long, il y a des rechutes, il arrive que des jeunes replongent et qu'on les retrouve à la frontière. Mais seule une collaboration au cas par cas, avec différents professionnels, permettra de tricoter au plus près la meilleure prise en charge possible.
Gérard Collomb, lui, a parlé de « protocoles » entre les ministères de l'Intérieur et de la Santé…
Si on met en place des protocoles, cela veut dire qu'il y a des trajectoires-type, des profils-type, et qu'il convient de repérer à partir de signes prédéterminés des individus dangereux. Or, cela ne se pose pas comme ça dans la réalité. Les profils sont extrêmement hétérogènes.
Romain Caillet, consultant réputé sur les questions islamistes, explique à RTL que « chercher à expliquer la radicalisation par la psychiatrie, c'est être à côté de la plaque ». Qu'en pensez-vous ?
Bien sûr il serait absurde de prétendre que la radicalisation islamiste est une maladie mentale ! Mais des problématiques psychiatriques sont néanmoins présentes chez un certain nombre d'embrigadés. Il faut que les spécialistes de la question avancent ensemble pour trouver des solutions et ne s'opposent pas les uns aux autres, ce qui a tendance à être le cas, compte tenu de l'importance politique du sujet. Entre ce qui relève de la société, du fait religieux, des trajectoires psychiques et des parcours personnels, les raisons sont multiples et il n'y a pas d'explication univoque.

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