mercredi 31 mai 2017

Aurillac, ville refuge des Franciliens précaires

M LE MAGAZINE DU MONDE | 
Depuis 2014, le dispositif Un toit un emploi permet à des Franciliens en difficulté de démarrer une nouvelle vie à Aurillac. Même si l’intégration n’est pas toujours livrée clé en main.

Mais qu’est-ce que tu vas aller faire à Aurillac ? » Le jour où Pierre (1) a annoncé sa décision de troquer sa vie urbaine de punk contre une existence rurale dans la préfecture du Cantal, ses potes à chiens ont pensé qu’il délirait. La destination avait de quoi surprendre. Plantée au milieu des montagnes, cette ville de 26 000 habitants est connue pour ses températures négatives qui affolent la carte météo en hiver, moins pour attirer les citadins. D’autant que Pierre n’avait pas vraiment le profil des néoruraux, ces CSP + qui partent retrouver du sens à la campagne, laissant derrière eux un poste à responsabilité et la pression qui va avec.

Pourtant, ce brun à la silhouette athlétique avait rarement été aussi lucide. « C’était ça ou continuer d’errer de squat en squat. À presque 45 ans, je n’en pouvais plus. Il fallait que je m’en sorte », justifie cet ancien agent de sécurité qui a connu l’enfer de la rue, de la came et de l’alcool. Ses années de galère l’ont conduit en 2014 chez Aurore Paris, une association de lutte contre l’exclusion sociale et la précarité.


Sortir de la galère et lutter contre le dépeuplement


Impressionnés par la détermination de Pierre, les travailleurs sociaux finissent par lui parler en 2016 de « Un toit, un emploi », un dispositif inédit en France qui s’inscrit dans le cadre de l’appel à projets « 10 000 logements HLM accompagnés », lancé en 2014 par le ministère du logement, de l’égalité des territoires et de la ruralité. Objectif : sortir de la rue des personnes en difficulté – ou éviter qu’elles n’y basculent. Dix-sept familles ont déjà bénéficié de cette initiative.

Bande-annonce du documentaire « Des clés dans la poche » consacré au projet Un toit un emploi

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« Nous proposons aux Franciliens précarisés par la saturation des capacités de logement, mais disposant de compétences professionnelles ou décidés à suivre une formation correspondant aux besoins locaux, de démarrer une nouvelle vie à Aurillac », explique Norman Delis, qui assure la coordination du projet mené en partenariat avec le bailleur social Polygone, présent notamment dans le Cantal.


« Nous avons un bassin d’emploi toujours en recherche de main-d’œuvre dans le bâtiment et le secteur tertiaire. » Pascal Lacombe, directeur du bailleur social Polygone
L’idée de départ est partie d’un constat simple : alors que la situation en matière de logement à Paris est extrêmement tendue, le Cantal, au contraire, reste en proie à l’exode rural. « Le taux de rotation des locataires dans le parc social aurillacois est de 20 % contre 6,2 % en Île-de-France ! » précise le directeur de Polygone, Pascal Lacombe.
Plus étonnant, le contexte économique est plutôt favorable, avec l’un des taux de chômage les plus faibles de France : 6,5 % contre 10 %, au niveau national. « Nous avons un bassin d’emploi toujours en recherche de main-d’œuvre dans le bâtiment et le secteur tertiaire, poursuit Pascal Lacombe. Contrairement à l’agglomération francilienne, notre problématique ne concerne ni le logement ni le travail mais la difficulté à drainer de nouveaux habitants. “Un toit, un emploi” constitue un moyen de lutter contre le dépeuplement de notre territoire. »


Un accompagnement personnalisé


Loin d’être lâchés dans les petites rues pavées du centre-ville, les bénéficiaires du programme sont d’abord invités à passer un week-end de trois jours dans l’appartement-relais de l’association. « Pour voir s’ils se projettent » dans le Massif central. Après ce test, ils rentrent à Paris pour faire le point. S’ils se sentent prêts à tenter l’expérience, Aurore met en place un projet d’accompagnement personnalisé. Le déménagement peut s’effectuer dans la foulée : d’abord dans l’appartement-relais, le temps de trouver un emploi, puis une fois le contrat de travail ou d’apprentissage signé, dans un logement social classique.

« “Un toit un emploi” ne vise pas à faire du transfert de minima sociaux d’une région à l’autre, souligne Norman Delis, mais à rendre les gens autonomes. » Pour les y aider, Aurore a développé un réseau d’entreprises locales auxquelles elle transmet les CV des personnes accompagnées avant leur emménagement. L’association collabore également avec Pôle emploi et l’école de la deuxième chance qui facilitent l’insertion professionnelle et sociale de personnes en difficulté. À mesure que le projet avance, la liste des partenaires grossit. Les débouchés pour les bénéficiaires aussi. Le plus difficile pour l’association reste de sélectionner les bons profils, qui ne sont pas toujours ceux que l’on croit.

Lorsqu’ils arrivent à Aurillac, les bénéficiaires du dispositif « Un toit, un emploi » sont accueillis dans l’appartement-relais de l’association Aurore Paris. Ils y restent le temps de trouver un emploi.
Lorsqu’ils arrivent à Aurillac, les bénéficiaires du dispositif « Un toit, un emploi » sont accueillis dans l’appartement-relais de l’association Aurore Paris. Ils y restent le temps de trouver un emploi. Pascal Aimar/Tendance Floue pour M Le magazine du Monde

« Nous avons donné sa chance à Pierre parce qu’il semblait très motivé, mais j’étais sceptique », avoue Norman. Avant lui, un homme célibataire et une femme d’origine africaine avaient tenté de s’installer à Aurillac dans le cadre du programme. Le premier n’a pas supporté la vie en zone rurale et la seconde a mal vécu de se retrouver éloignée de sa communauté. Sauf exception, l’association recrute donc plutôt des familles (y compris monoparentales) ou des couples, jugés mieux armés pour supporter la solitude accompagnant la période d’intégration.

Ce que confirme Palika, réfugiée politique originaire du Sri Lanka, dans un français encore hésitant : « Au début, c’était un peu dur… Mais nous avions un logement. Et surtout, nous étions ensemble ! » Assise sur son canapé recouvert d’un tissu coloré, ses longs cheveux noirs lâchés sur les épaules, elle enveloppe son salon d’un regard plein de fierté.

« Quand on a tout perdu, on accepte sans doute plus facilement de s’expatrier pour tout recommencer. Cela demande cependant beaucoup de courage. » Norman Delis, coordinateur du projet
Sur sa table basse en verre, une corbeille de fruits, le portrait de son fils, et sous la vitre, une photo de Charlie Chaplin, les casiers en aggloméré remplis de livres et de papiers… Chaque meuble, chaque objet l’aident à réaliser que les campements provisoires chez des amis, les nuits payées par le 115 et les halls de gare les soirs de malchance sont définitivement derrière elle. « Depuis notre arrivée en 2014, nous avons des factures ! Nous ne sommes plus SDF ! » s’exclame-t-elle.

Le reste – l’intégration – n’est que littérature. « Il ne faut pas oublier que “Un toit, un emploi” s’adresse en priorité à des personnes qui n’avaient plus rien, voire qui subissaient la violence de la rue, rappelle Norman Delis. Quand on a tout perdu, on accepte sans doute plus facilement de s’expatrier pour tout recommencer. Cela demande cependant beaucoup de courage. »


Une bouée de sauvetage


Du courage, Valérie (1) n’en manque pas. L’été dernier, cette aide-comptable de 42 ans a quitté le nord de Paris avec ses enfants sous le bras pour démarrer une nouvelle vie loin de son ex-mari et de la communauté religieuse à laquelle elle appartenait. À la différence de Pierre ou de Palika, elle n’a jamais composé le 115. « Valérie a un profil un peu atypique, confirme le chef de service. Nous l’avons intégrée car, à la suite de sa séparation, elle a eu besoin de retrouver rapidement un logement plus adapté. Elle souhaitait emménager loin de son ancien foyer. Lorsque nous lui avons suggéré Aurillac, elle a sauté sur l’occasion. »

Valérie s’explique : « Il était vital pour ma santé psychique d’écrire une nouvelle page dans un lieu où je sois acceptée. J’ai tout de suite accroché avec le Cantal. Au fond de moi, j’avais besoin de verdure… et de vaches ! » Autrement dit d’un environnement paisible loin des pressions psychologiques exercées par le père de ses enfants et du jugement des fidèles de son ancienne église. « Le pasteur a eu beau me rassurer en m’affirmant que la maison du Seigneur est toujours la mienne, l’attitude des fidèles a changé du jour où j’ai endossé le statut de divorcée. Pour eux, j’étais responsable de la destruction de ma famille. Le pasteur n’a rien fait pour les en détromper », raconte-t-elle avec un sourire qui cache mal ses bleus à l’âme.

« Si les Aurillacois pensent que c’est possible, je resterai, mais il est encore trop tôt pour le dire. » Valérie
Dans l’esprit blessé de Valérie, le Cantal a fait figure de bouée de sauvetage. Huit mois plus tard, elle s’y accroche encore : « Si les Aurillacois pensent que c’est possible, je resterai, mais il est encore trop tôt pour le dire. » Une réserve qui tient à une chose, selon elle : sa peau couleur ébène. « Lorsque je me promène dans le centre-ville, j’ai l’impression de remarquer des regards au mieux fuyants, au pire hostiles », témoigne-t-elle. À l’école, ce n’est guère mieux. « Je misais beaucoup sur le primaire pour rencontrer des parents, mais ils continuent d’ignorer mes sourires. Ils ne peuvent pourtant pas dire qu’ils ne me reconnaissent pas : la seule Noire à la sortie des classes, c’est moi ! », s’enflamme-t-elle avec un humour qui ne la quitte jamais.

Pas même pour évoquer un épisode douloureux. Avant les vacances de février, une amie de sa cadette a timidement tenté de faire les présentations avec son papa. L’homme n’a même pas daigné tourner la tête. « Je ne vais pas briser mon moral avec ça ! Il reste dans mon jeu quelques jokers que je compte bien utiliser pour me créer un réseau social. » À commencer par le cadre professionnel.

Le travail, facteur essentiel d’insertion


Chaque matin depuis le mois de février, Valérie enfile son manteau en laine bouillie marine pour se rendre à la direction académique où elle a décroché un CDD d’insertion de 20 heures par semaine en tant qu’agent administratif. « Au départ, mes collègues étaient un peu étonnés, se souvient-elle. Ils m’ont demandé comment j’avais fait pour atterrir ici ! Je n’ai pas jugé utile de le leur cacher. Ils se sont montrés bienveillants. Mais je n’attends aucune pitié de leur part. C’est de leur humanité dont j’ai besoin. »

Une fois n’est pas coutume, le ton est presque grave. « Vous rendez-vous compte qu’avant de commencer à travailler, les seules personnes avec qui je parlais étaient des enfants ? Mes enfants… », précise-t-elle comme pour se convaincre elle-même de l’aberration de la situation. Son regard glisse soudainement vers l’horloge pendue au mur de la cuisine. « C’est l’heure d’aller chercher Mélissa ! », intime-t-elle avec entrain.

L’appartement de Palika, qui a bénéficié du projet, et prend plaisir à personnaliser son domicile
L’appartement de Palika, qui a bénéficié du projet, et prend plaisir à personnaliser son domicile Pascal Aimar/Tendance Floue pour M Le magazine du Monde

Sur le chemin de l’école, Valérie raconte combien elle a hâte de passer son permis de conduire. Chaque soir, malgré la fatigue, elle s’oblige à réviser son code. À l’entendre, c’est sûr, quand elle sera véhiculée, son quotidien changera : fini les bus à attendre inlassablement pour aller faire ses courses à l’hypermarché ou emmener sa fille à la piscine ! « Durant les heures creuses, les bus passent toutes les deux heures !, déplore-t-elle. En semaine, le dernier est à 18 heures. Et le dimanche, il n’y en a pas. » Faute de pouvoir s’évader du centre-ville le week-end, elle salive devant les brochures de l’office du tourisme : « À dix minutes de voiture d’ici, il y a des endroits superbes à visiter. »

Pierre confirme. Dès qu’il n’est pas en apprentissage pour devenir boulanger, cet ancien semi-marathonien sillonne le département à califourchon sur son vélo. Depuis peu, son chiot Meïka l’accompagne. « Je ne pensais pas être capable de supporter la solitude. Au bout d’un moment, ça pèse quand même un peu, mais j’ai découvert une facette de ma personnalité que je ne soupçonnais pas. Quand j’habitais Paris, c’était tout le temps la fête, les copains, les concerts. Je me suis rendu compte que j’avais besoin de temps à moi pour faire du sport, me promener avec mon chien… Aurillac, c’est parfait pour ça, analyse-t-il en se plongeant dans la contemplation de la tasse de café qu’il vient de terminer. La vie me fait un peu moins peur… »

« Je me suis dépouillé du superflu pour me concentrer sur l’essentiel. De toute façon, les boutiques ferment entre midi et deux, et à 19 heures les rideaux sont tirés. Au début, ça fait bizarre, mais finalement on vit mieux. » Pierre
Une vie qu’il estime aujourd’hui « plus authentique » : « Je suis un passionné de vélo. À Paris, j’en avais dix ! Maintenant, je n’en ai plus qu’un. Je me suis dépouillé du superflu pour me concentrer sur l’essentiel. De toute façon, les boutiques ferment entre midi et deux, et à 19 heures les rideaux sont tirés. Au début, ça fait bizarre, mais finalement on vit mieux. Je suis moins tenté donc je cible mieux mes achats. » Flanqué d’une chemise de bûcheron, ses cheveux bruns coupés très court, Pierre arbore un look simple, conforme à sa nouvelle vie. « Punk, bobo, hipster, catho… Selon le groupe social auquel on appartient, on adopte le même style vestimentaire, on possède la même déco, on sort aux mêmes endroits. Ici, je suis plus moi. »

Pour Palika, refugiée politique originaire du Sri Lanka, les nuits d’hôtel payées par le 115 à Paris, l’hébergement chez des amis, c’est du passé.
Pour Palika, refugiée politique originaire du Sri Lanka, les nuits d’hôtel payées par le 115 à Paris, l’hébergement chez des amis, c’est du passé. Pascal Aimar/Tendance Floue pour M Le magazine du Monde

Palika est gagnée par cette même ferveur : mener une existence simple, loin du regard des voisins. « Pas comme au Sri Lanka où même les pauvres ont besoin d’étaler ce qu’ils possèdent. Tout le monde veut savoir comment tu vis, si tu as une voiture, des problèmes familiaux… Et ensuite, ils critiquent ! » s’agace-t-elle. À Aurillac, elle se sent protégée. « Les gens que nous avons rencontrés ne s’intéressent pas à ce qu’il y a dans notre appartement. » Désormais sereine, cette ex-prof d’anglais poursuit son adaptation en douceur. 
La main sur le nez, elle déclare, dans un grand éclat de rire, qu’au début, elle n’aimait pas l’odeur du fromage. « Mais maintenant, c’est bon ! »

La Sri-Lankaise n’a pas pour autant renié sa culture d’origine. Des effluves de curcuma, paprika, cardamome, graines de moutarde, muscade, cumin, coriandre, poivre… s’échappent des placards de sa cuisine. Sur la gazinière, une grande marmite de lentilles corail mijote doucement. À côté, un pot de crème fraîche attend d’être entamé. « Ça remplace le lait de coco », confie-t-elle avant de relever son plat avec quelques épices multicolores. Pour Palika, l’intégration commence par une recette revisitée.
(1) Les prénoms ont été modifiés.


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