mardi 21 mars 2017

Les maladies chroniques bousculent la médecine

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  | Par 


Sommes-nous tous malades ou presque ? Affections cardio-vasculaires, cancers, atteintes respiratoires chroniques ou encore diabète… Les maladies chroniques, dites encore non transmissibles, sont en augmentation partout dans le monde.

Elles représentent des causes majeures d’incapacité et de mortalité prématurée. Et elles posent des défis inédits tant pour la prévention que pour la prise en charge, l’organisation actuelle des systèmes de soins se révélant inadaptée.


A l’échelle de la planète, les chiffres donnent le vertige. Entre 1980 et 2014, le nombre de diabétiques est passé de 108 à 422 millions, affirme ­l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Quatorze millions de personnes sont par ailleurs touchées chaque année par un cancer, un chiffre qui devrait augmenter de 70 % dans les deux prochaines ­décennies, craint l’organisation onusienne.
En France, dix millions d’assurés du régime ­général, soit 17 %, sont inscrits en affection de longue durée (ALD), ce qui signifie qu’ils sont atteints d’une des vingt-neuf affections pour lesquelles la prise en charge est de 100 %. Leur effectif a doublé depuis vingt ans, comme l’a souligné la Cour des comptes, mais il est loin de refléter l’ensemble des personnes atteintes de maladies chroniques.


Nouvelle conception du soin


Elles seraient au total environ 20 millions, estiment le professeur André Grimaldi, diabétologue, Yvanie Caillé, fondatrice de l’association Renaloo, Frédéric Pierru, sociologue, et Didier Tabuteau, responsable de la chaîne santé de Sciences Po Paris – ils ont coordonné un livre original et salutaire sur ce sujet : Les Maladies chroniques. Vers la troisième médecine (Odile Jacob, 784 pages, 24,90 euros). Quelque 74 patients, médecins, sociologues, philosophes se sont associés pour livrer cet ouvrage riche en témoignages, en réflexions et en propositions.

Après la première médecine, celle des maladies aiguës bénignes et des gestes techniques simples, et la deuxième, destinée aux maladies aiguës graves et aux interventions complexes, le temps serait donc venu d’une troisième médecine. Et cette nouvelle conception du soin que prescrivent ces auteurs est d’autant plus séduisante qu’elle pourrait avoir des effets bénéfiques chez les patients autant que chez ceux qui les soignent ou les accompagnent (aidants et proches).

Il y a urgence, pour les premiers comme pour les autres. Les suicides récurrents de professionnels de santé, médecins, infirmiers sur leur lieu de travail ne sont que la face émergée de l’iceberg.

Dans les enquêtes, le taux d’épuisement professionnel (burn-out) des soignants flirte avec les 50 %. Les étudiants en santé, eux, se disent maltraités, au cours de leur formation. Dans le ­ récent Omerta à l’hôpital (éditions ­Michalon, 320 pages, 21 euros), la généraliste Valérie Auslender a fait témoigner une centaine d’élèves ­infirmiers, aides-soignants et internes en médecine sur leur quotidien, qui s’apparente parfois à une « descente aux enfers ».

Les millions d’aidants et de proches de malades chroniques sont, eux aussi, bien souvent confrontés à l’épuisement, au stress, à la dépression.

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi notre système de santé est-il à bout de souffle ? Et surtout, quelles sont les solutions qui permettraient à tous, malades, soignants et aidants d’aller mieux ? Tour d’horizon.


L’épidémie de maladies chroniques


En France comme ailleurs, l’inflation des maladies chroniques tourne à l’épidémie. A première vue, il s’agit d’un ensemble hétérogène, comprenant aussi bien des pathologies cardio-vasculaires que neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer, des cancers, des atteintes psychiatriques, des défaillances du foie, des reins… Ces maladies qui touchent tous les organes ou tissus ont pourtant des points communs.
« Cette épidémie est la rançon du vieillissement de la population, des dégâts environnementaux et, paradoxalement, des progrès médicaux », soulignent dans leur introduction, les quatre auteurs principaux du livre Les Maladies chroniques. Vers la troisième médecine.

De fait, l’âge est le premier facteur de risque de beaucoup de ces maladies. Les facteurs d’environnement ont aussi un rôle majeur. La sédentarité, une alimentation trop riche et l’exposition à des perturbateurs endocriniens sont ainsi incriminés dans l’épidémie d’obésité et de diabète. Le tabac et la pollution participent largement au développement des insuffisances respiratoires chroniques et de certains cancers.

Enfin, les progrès thérapeutiques contribuent pour beaucoup au changement de visage de nombreuses pathologies. « Par exemple, le diabète de type 1 a été une maladie subaiguë rapidement mortelle jusqu’à la découverte de l’insuline, en 1922, puis il est devenu une pathologie chronique avec des complications dégénératives, au niveau des yeux, des reins…, rappelle André Grimaldi. Aujourd’hui, ces complications ne sont plus inéluctables, on sait même les prévenir. »

Dans d’autres spécialités, le virage s’est fait plus tardivement : les infectiologues ont quasiment découvert les maladies chroniques en 1996, avec l’arrivée des trithérapies du sida. Cette évolution est assez récente en cancérologie, avec les thérapies personnalisées, qui peuvent permettre de stabiliser pendant des mois ou des années la vie de ­patients atteints de tumeurs non guérissables.

Pour la collectivité, le coût est colossal. En 2011, les soins liés aux ALD ont représenté en moyenne 9 200 euros par patient, soit au total près de 90 milliards d’euros, les deux tiers des dépenses de l’Assurance-maladie.


Les échecs de la prévention


La France dispose d’un très bon système de soins, soulignent les auteurs des Maladies chroniques, en rappelant la prouesse technologique et organisationnelle que constitue la réalisation de 6 000 greffes d’organes par an, par exemple.

« Mais nous sommes très en retard dans deux ­domaines : la prévention et les inégalités sociales de santé », déplorent-ils. Si notre pays reste dans le peloton de tête de l’Europe pour l’espérance de vie, il est à la traîne s’agissant de la prévention des morts prématurées – avant 65 ans – évitables.

Dans le dernier classement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2011, la France est au 16e rang sur 34 pour les années ­ potentielles de vie perdues chez les femmes, et au 21e pour les hommes. A eux seuls, tabac et alcool sont responsables de 100 000 décès annuels sur le territoire.

Dans une virulente tribune intitulée « La santé malade des lobbys », publiée dans le Monde du 28 février, sept personnalités engagées en santé publique soulignent l’absence d’avancées en matière de prévention sous le quinquennat de François Hollande, et dénoncent les agissements de puissants lobbys.

Sur les quatorze ­mesures que ces spécialistes avaient proposées en 2012, seule une a été mise en place : le paquet de cigarettes neutre. Le collectif invite désormais les candidats à l’élection présidentielle à se prononcer sur ces sujets en répondant à vingt questions, sur le site Securite-sanitaire.org.

Dans leur chapitre sur la politique de santé ­environnementale, le toxicologue André Cicollela et le sociologue Frédéric Pierru sont sur la même ligne. Selon eux, les politiques publiques « ne prennent pas la mesure des déterminants ­sociaux et environnementaux des maladies chroniques ». Elles sont « réduites à des politiques ­mineures de pédagogie visant à modifier les comportements individuels (par des messages plus ou moins ciblés) et à la prévention dite ­ secondaire médicalisée (dépistage…) ».

Pour le nutritionniste Arnaud Basdevant, auteur du chapitre sur la prévention de l’obésité, le cloisonnement entre médecine préventive et curative dans les maladies chroniques liées à l’environnement paraît même périmé.


Démocratie sanitaire



Malgré les progrès continus de la médecine, la maladie chronique est « d’abord un défi pour celui ou celle qui va devoir vivre avec, durant toute son existence », soulignent les auteurs de Maladies chroniques.

« Lorsqu’il est malade, il est devenu autre », analysait Georges Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique (PUF),en 1943. Le philosophe et médecin définissait la maladie comme « une nouvelle norme de vie ». Cette vision n’a rien perdu de son actualité. « On ne s’habitue jamais à la maladie, on ne perd jamais le sentiment d’injustice et la colère profonde qu’elle alimente », affirme la philosophe Claire Marin, l’une des 74 coauteurs de l’ouvrage.

« Comment retrouver cette confiance dans la vie, si éprouvée par la maladie, et comment la restaurer… malgré la certitude de nouvelles ­déceptions à venir ? », questionne-t-elle. Rares, très rares, sont ceux pour qui – comme le philosophe Philippe Barrier, dont le diabète a été diagnostiqué à 16 ans –, la maladie « d’une certaine façon, est ce qui lui a (re)donné la vie ».

La question des interactions avec les soignants est épineuse. « La chambre d’hôpital est quasiment le seul endroit au monde où l’on peut entrer sans se présenter et sans dire bonjour, regrette Yvanie Caillé, greffée du rein. Le monde médical est valorisé par la recherche, les publications, mais ne l’est pas sur la prise en compte de l’écoute empathique des patients, de leur accompagnement. »

Le sujet de l’« alliance thérapeutique » est pourtant central. Car c’est bien cette relation avec le médecin qui va permettre au malade de recouvrer son autonomie et de « vivre au mieux avec sa maladie ». Toutes les études le montrent : une meilleure communication et relation entre le professionnel de santé et le malade améliorent la qualité de vie, l’adhésion au traitement, les symptômes, et entraînent moins de complications et moins d’hospitalisations, et au final un moindre coût.

Si certains patients chroniques restent dans le déni, la maladie devient pour d’autres le centre de leur vie. « C’est parmi eux qu’on trouve les ­patients experts, désireux de s’impliquer pour les autres », pointe le professeur Grimaldi. Ils ­deviennent spécialistes de leur maladie et de ses traitements, des « sachants » voulant même être des pairs des professionnels de santé.

« Au départ, ces patients experts nous ont pris à contre-pied, puisque nous essayons justement de ne pas assimiler un malade à sa maladie. Aujourd’hui, nous travaillons ensemble, et il faut que chacun trouve sa place », poursuit le diabétologue. Ce mouvement de démocratie sanitaire prend de l’ampleur, et on voit même se développer des universités de patients.


Le système de soins bousculé


Pendant des années, l’aphorisme « Le patient vient voir le médecin et le médecin vient voir des maladies » était de mise. Le système reste encore fondé sur une organisation ancienne, centré sur la maladie aiguë.
« La troisième médecine ne ­relève ni d’un exercice isolé de la médecine ni de la médecine de haute technicité (…) Le modèle adapté est une médecine intégrée (biomédicale, pédagogique, psychologique et sociale), qui doit être coordonnée entre soignants, paramédicaux, personnels administratifs, travailleurs sociaux… », écrivent les auteurs.

Ce travail en équipe, avec une coordination des soins, et des liens entre les différents acteurs est une « exigence absolue », poursuivent-ils, lorsque le patient est touché par plusieurs maladies chroniques, comme le diabète et l’obésité, par exemple, ou encore pour les personnes âgées. Là encore, la coordination doit être faite avec les établissements de soins de suite ou les Ehpad (maisons de retraite), ce qui est loin d’être toujours le cas.

Pour ce partage d’informations, l’enjeu réside évidemment dans le dossier médical partagé ­ informatisé. La France est dans ce domaine « terriblement en retard, aujourd’hui, même les vétérinaires envoient les dates de rappels de vaccins pour les chiens et chats », ironise le docteur ­Didier Ménard, médecin généraliste qui a créé le centre de santé des Francs-Moisins en Seine-Saint-Denis. Le projet de dossier médical partagé, engagé en 2007, n’a pas abouti et a coûté des dizaines de millions d’euros.

Le principe de la tarification à l’activité des établissements, introduit dans le cadre du plan­« Hôpital 2007 », est encore davantage sous le feu des critiques.

La T2A – qui consiste à facturer chaque acte, et non plus à avoir un budget global – « incite les médecins à des pratiques inadaptées et rend leurs intérêts divergents de ceux de leurs ­patients », s’insurge dans le livre le sociologue Christian Baudelot. Elle favorise, en effet, la fragmentation des soins et la multiplication d’actes pas toujours indispensables, poussant les soignants à multiplier les examens les plus coûteux.

L’exemple de la prise en charge de l’insuffisance rénale chronique est emblématique. « Un patient greffé coûte cinq fois moins cher qu’un patient dialysé, sans compter une meilleure qualité et espérance de vie », rappelle Yvanie Caillé. Pourtant la T2A encourage la dialyse. La Cour des comptes a bien souligné dans un rapport les effets pervers de la rentabilité excessive de ce traitement, qui reste plus fréquent que la greffe en France.

Quant au paiement à l’acte des médecins libéraux, il n’est plus « idéal », de nombreux pays vont d’ailleurs vers des modes mixtes de rémunération, en introduisant une tarification forfaitaire. « Comment facturer 23 euros une consultation avec un patient touché par plusieurs maladies chroniques, disposant de peu de ressources, avec lequel il est nécessaire de prendre du temps ? », se demandent les soignants.


Des solutions pour demain


Partant de ce constat, les auteurs veulent provoquer le changement et formulent des propositions rassemblées dans une « charte pour une santé solidaire », résumée en douze principes.

Outre le respect des malades, qui passe par un ­accompagnement à tous niveaux, pas seulement médical, ils préconisent plus de formation, de prévention et d’éducation à la santé, dès l’école, la création d’un coordinateur des maladies chroniques pour permettre au patient de se repérer et de mieux s’orienter…

L’enjeu est aussi de garantir l’égalité d’accès aux soins, les inégalités sociales de santé ne cessant de s’aggraver. Une personne sur quatre ­renoncerait aux soins pour des raisons financières, selon l’Assurance-maladie qui a mis en place un baromètre sur cette question. Le prochain ou la prochaine ministre de la santé a déjà une feuille de route

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