vendredi 3 mars 2017

John Pendry, théoricien de l’invisibilité

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  | Par 
La voix est frêle, comme le visage orné de fines lunettes qui collent à merveille à son image pudique, so British, et laissent transparaître un regard malicieux. A deux pas de Hyde Park, dans la grisaille londonienne, John Pendry est tout sourire, flatté qu’on ait franchi la Manche pour le rejoindre dans son petit bureau d’Imperial College.

A 73 ans, ce physicien théoricien passionné de jardinage n’entend pas ranger ses crayons. « Il connaît un bel été indien scientifique », évoque joliment Martin McCall, lui aussi théoricien à Imperial College. Les contributions les plus importantes de John Pendry, les plus médiatiques aussi, remontent aux années 2000, alors qu’il a déjà la soixantaine. Elles lui ont valu d’être anobli par la reine. Après l’essentiel d’une carrière accompli dans l’ombre, Sir John Pendry est devenu une sommité – on le dit nobélisable – pour avoir inventé la cape d’invisibilité, dans la lignée de L’Homme invisible, écrit en 1897 par H. G. Wells, et des aventures de Harry Potter. « Je me vois davantage en Peter Pan, car il a échappé à son ombre », dit très finement John Pendry. C’est justement cela, la cape d’invisibilité : un assortiment de matières et de géométries qui détourne les ondes pour les soustraire aux lois de l’ordinaire.

Au moment de sa naissance, en 1943, près de Manchester, sa famille se serre les coudes autour de la grand-mère et de son magasin de confiseries, tout comme elle le fera dans l’immédiat après-guerre. Pour ce gamin curieux, c’est une aubaine : quand il ne joue pas du piano – aujourd’hui, il en possède quatre –, il tripote les appareils électriques amassés par son oncle dans la cave. « Puis je me suis intéressé à la chimie. J’ai beaucoup de petites explosions à mon actif ! » A l’école, le gamin révèle un solide ­appétit pour l’histoire et les sciences. « Après guerre, celles-ci suscitaient beaucoup d’enthousiasme. On imaginait soigner tous les maux ou s’éclairer gratuitement… Je voulais en être. » Vers l’âge de 15 ans, le choix est fait : ce sera la physique théorique. « La théorie permet de faire beaucoup plus de choses que l’expérience. Et on peut voyager plus léger ! »

Après un doctorat et un postdoctorat sur la diffraction des électrons, à l’université de Cambridge, puis une année américaine aux Bell Labs, John Pendry intègre le corps professoral de Cambridge en 1973. « Mais je n’appréciais guère l’agitation grandissante du campus. Je portais les cheveux courts ! »

En 1975, il part donc diriger le groupe théorique du laboratoire de physique nucléaire de Daresbury. « Comme c’était très mal payé, il n’y avait pas beaucoup de candidats », justifie, humblement, l’impétrant. Son goût et son talent pour une approche théorique proche de l’expérience s’avèrent précieux : les cadres théoriques qu’il a conçus pour interpréter les observations sont toujours utilisés. Puis il ­rejoint l’Imperial College, en 1981.

Sa carrière connaît un tournant en 1987. « La revue Nature m’avait commandé un texte sur l’analogie entre la diffraction des électrons et celle de la lumière. J’ai compris qu’il serait plus facile de travailler sur la lumière qu’avec des particules. » C’est ainsi que le physicien se tourne vers les cristaux photoniques, un ­domaine alors très nouveau dont il produira, en 1992, les premiers codes de calcul. « Vous voyez ces reflets bleu métallique, dit-il, le ­regard bleu pétillant, en pointant une image de papillon accrochée au mur. C’est un effet de structures périodiques. J’ai photographié beaucoup de papillons pour illustrer mes cours et mes lectures. Car la physique de la ­matière condensée, ça endort ! » A la même époque, M. Pendry est contacté par la firme de défense Marconi, dont les chercheurs ne s’expliquent pas les propriétés radar des ­fibres de carbone. « J’ai montré comment elles “se parlent” à l’aide de champs magnétiques qu’elles créent quand elles reçoivent une onde radar. » Peu à peu mûrit une nouvelle approche de l’électromagnétisme : pourquoi ne pas remplacer les matériaux massifs par de petites structures hétérogènes ? Les métamatériaux électromagnétiques sont nés.


Un gâteau roulé magnétique


« Je me suis dit qu’en combinant la géométrie et les indices optiques de matériaux on pourrait forger des propriétés et des objets nouveaux. » Par exemple, des cellules photovoltaïques capables de capter l’ensemble du spectre solaire, ou des fibres optiques sans dispersion, aptes à propager toutes les couleurs à la même vitesse. Avec Marconi, John Pendry crée les premiers métamatériaux. Un assemblage de deux anneaux de cuivre concentriques, fendus à l’opposé l’un de l’autre, qui se comporte comme un aimant vis-à-vis des ondes radars. « Ensuite, nous avons enroulé une feuille de cuivre, à l’image des gâteaux roulés à la confiture. Plongé dans un champ magnétique, ce gâteau métallique crée un champ magnétique en opposition avec le premier. C’est du magnétisme négatif ! »

En 1998, John Pendry est approché par l’Américain David Smith (université de San Diego). « A la suite de cela, David a mis au point un ­matériau doté d’un indice de réfraction négatif, un matériau gaucher. » Concrètement, cela ­signifie qu’une onde qui pénètre dans un tel matériau change de direction, comme Snell et Descartes l’avaient décrit au XVIIe siècle, mais avec une vitesse en apparence négative : elle ­recule ! « Mon premier papier a été refusé, se souvient David Smith. Nous avons alors cherché dans la littérature et redécouvert des travaux de 1968 du théoricien soviétique Victor ­Veselago. Cette fois, nous avons été publiés. » C’est en lisant ces travaux hérités de la guerre froide que John Pendry va révolutionner l’optique des solides, au tournant du millénaire. Un choc accompli en quatre pages et une matinée !

« Je m’étais enfermé dans mon bureau, chez moi, un dimanche matin. Au déjeuner, j’ai dit à mon épouse que cela me rendrait famous or infamous[célèbre ou tristement célèbre]. » Car le Britannique a inventé la lentille parfaite – sans diffraction, disent les physiciens. Qui porte en elle la promesse d’un micro­scope dépourvu d’aberrations ou d’une capacité de stockage des disques optiques décuplée, et ce sans changer la couleur utilisée pour les lire ! Cette lentille repose sur un matériau dont l’indice de réfraction vaut exactement − 1, opposé à celui du vide. « J’étais le premier choqué, insiste John Pendry, qui se ­demande encore pourquoi personne n’y a pensé avant lui. Mais j’étais sûr de ce résultat déduit des équations de Maxwell, le fondement des ondes électromagnétiques. »

Chez ses collègues, c’est l’incompréhension. « D’éminents physiciens m’ont même traité de fou. »« Je n’y croyais pas, et j’ai mis un an à comprendre cette physique, admet Martin McCall. Puis on a fini par reconnaître à quel point cet exposé était brillant ! » Il est confirmé, douze mois plus tard, par une expérience du groupe de David Smith. Depuis, si la lentille idéale n’a pas vu le jour, on conçoit des optiques en couche mince plus performantes, plus résolutives et moins encombrantes que les cailloux de nos appareils photo, à l’image des travaux réalisés à Harvard depuis 2012.

John Pendry a déjà la tête ailleurs. En 2005, en épilogue humoristique à une intervention sur les métamatériaux, lors d’un colloque privé organisé à San Antonio (Texas) par la Darpa – l’agence scientifique du Pentagone –, il évoque la possibilité d’une cape d’invisibilité, guettant l’hilarité générale. Mais l’assistance est trop médusée pour prendre l’idée à la légère : à la Darpa, on ne ­rigole pas avec la furtivité, l’art de réduire la trace – la signature – électromagnétique ou acoustique des engins de guerre ! David Smith, qui a rejoint l’université Duke (Caroline du Nord), reprend alors langue avec le Britannique : quelques mois plus tard, en juin 2006, le duo, épaulé par un étudiant de Duke, publie dans Science la recette théorique de la cape d’invisibilité. Un assemblage de structures faites de matériaux aux indices de réfraction judicieusement choisis. Cinq mois plus tard, le groupe décrit dans Science comment il a rendu un ­cylindre de cuivre ­invisible aux « yeux » de micro-ondes. ­Celui-ci est placé au centre d’une cape d’invisibilité en métamatériau qui contraint les ondes à le contourner avant de reprendre leur direction initiale. Un peu comme l’eau d’une rivière esquive un rocher avant de ­reprendre sa course, comme si de rien n’était. « Les médias se sont rués sur cette découverte, mais je pense que l’imagination va trop loin, notamment dans les cercles militaires, prévient M. Pendry. Il sera très difficile de masquer complètement un objet de grande taille et pour une large gamme d’ondes, par exemple pour rendre furtif un avion. » Et comme les dimensions mises en jeu doivent être inférieures à la longueur d’onde du rayonnement que l’on veut rendre aveugle, les capes se ­contentent pour le moment de fonctionner avec des ondes centimétriques ou millimétriques, loin des micromètres de la lumière visible.


Des antennes pour les sous-marins


Les industriels n’ont pas traîné, à l’image de la start-up américaine Kymeta, qui produit des antennes ultra-compactes pour doter de ­capacités de communication par satellite les voitures ou les petits bateaux, et d’autres qui se comportent comme des antennes externes tout en étant enfermées dans les avions ou les sous-marins, sans aucun effet délétère sur l’écoulement de l’air ou de l’eau. « Ce ­serait sympa de créer une voiture qui dépasserait la limite de vitesse sans déclencher les ­radars », blague John Pendry.

Et ce n’est qu’un début : à l’Institut Fresnel de Marseille, son ancien postdoctorant Sébastien Guenneau imagine d’occulter les bâtiments vis-à-vis des ondes sismiques, afin de les rendre invulnérables aux séismes. De son côté, John Pendry entend s’approprier la ­symétrie par renversement du temps qu’affichent les équations de Maxwell pour créer des dispositifs de retournement temporel, à l’image des belles réalisations du Français ­Mathias Fink avec des ondes sonores. « Cela permettrait de masquer la matière pendant une courte ­période, le temps par exemple pour un cambrioleur de vider un coffre-fort au nez et à la barbe des caméras de surveillance », s’amuse Martin McCall, en bon connaisseur des étranges pouvoirs de son facétieux collègue.



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