vendredi 6 janvier 2017

Le docteur, Internet et moi

Forums, blogs et sites spécialisés ont mis fin à l’exclusivité de l’expertise en matière de santé. Cette évolution oblige les médecins à faire du numérique leur allié.

LE MONDE | 06.01.2017 | Par Pascale Krémer


« Vous êtes allé sur Internet ? Sur quel site ? Quel forum ? Qu’en avez-vous retenu ? » Ces questions, le docteur Didier Mennecier les pose à chacun de ses ­patients, à peine assis face à lui. Le médecin, le malade et Internet. La consultation se joue désormais à trois, a compris l’hépato-gastro-entérologue. Docteur Google est aussi dans le bureau.

Depuis dix ans, ce médecin qui officie près de Paris, à l’hôpital militaire Bégin, a fait du numérique un allié. « Quand j’embraye ma consultation, je sais à quel niveau nous en sommes. Si c’est une hépatite virale B, qu’ils ont compris la différence entre virus mutant et ­virus sauvage, je ne réexplique pas, je donne des infos sur les nouveaux traitements, et je rentre dans l’intime. Votre maladie vous gêne ? »

Premier réflexe : Google

Ce que les patients n’osent pas lui confier spontanément – leurs éventuelles difficultés sexuelles, compagne ou employeur encore tenus dans l’ignorance –, le médecin en a pris connaissance sur les forums qu’il fréquente assidûment. Comme « Vivre avec le Crohn », groupe Facebook aux 4 500 inscrits qu’il modère gracieusement. Il y observe le vécu de cette maladie inflammatoire de l’intestin, le rapport aux traitements, bref, « la vraie vie des patients ».

Sa consultation s’en inspire. Comme le contenu de son site Hepatoweb, où 7 000 personnes viennent chaque jour piocher des infos, regarder, avant examen, des vidéos de coloscopies, d’IRM du foie, ou s’enquérir de sites, forums, applications mobiles de santé dignes de confiance – le docteur en a lui-même développé trois. « Je suis un extraterrestre », conçoit-il. En décalage avec les confrères qui, sitôt la blouse revêtue, oublient les outils numériques utilisés dans leur vie privée.

Le premier réflexe des malades ? Pas le thermomètre. Google ! Le Web est envahi de « contenus santé ». Mais, ­devant leur médecin, ils noient maladroitement le poisson. « J’ai entendu dire que… », « Quelqu’un dans ma famille m’a parlé de cet examen… » Trop peur d’une réaction pincée, voire franchement agacée. « La majorité des médecins pratiquent comme si Internet n’existait pas. Même moi, quand je dis que je suis “consultante Internet santé”, ils n’en tiennent pas compte dans la consultation ! », s’amuse Denise Silber, fondatrice du congrès Doctors 2.0 & you.

Risque de fracture numérique entre patients et médecins 

En 2015, le livre blanc du Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) sur la santé connectée signalait un risque de fracture numérique entre patients et médecins. Pour ces derniers, Internet est encore souvent « un perturbateur de la ­relation, quasiment une mise en cause de leurs compétences », regrette Jacques ­Lucas, vice-président de ce conseil.

Les réticences sont profondes. Il est question de temps perdu – la Sécurité sociale ne remboursant pas les minutes passées à confirmer ou infirmer ce qui a été lu sur le Net. D’absence de labellisation officielle des sites ou des applis, qu’il est donc délicat de recommander. D’implications légales (un mail auquel il ne serait pas répondu assez vite pourrait-il valoir des poursuites judiciaires ?). De comportements par trop « consommateurs ». D’âge, aussi : les médecins en France ont en moyenne 55 ans, Internet ne faisait pas partie de leur cursus.

Pas un jour sans que Floriane ­Dumont, jeune généraliste installée à ­Annecy (Haute-Savoie), s’entende dire : « J’ai vu ça sur Internet, je pense que c’est telle maladie, je voudrais tel examen, tel traitement… » Elle respire et se remémore les conclusions de sa thèse de médecine, soutenue en 2014 : surfer n’érode en rien la confiance placée dans le généraliste.

Sauf chez le cybercondriaque, hantise contemporaine du médecin… Sa « boule dans la gorge » tapée sur un ­moteur de recherche devient tumeur, sa « tache rouge », peste bubonique. Et d’arriver, décomposé, avec les sorties imprimante de l’autodiagnostic et de l’automédication. « Je leur dis : “Surtout n’allez pas voir !”, témoigne le docteur Eric Henry, ex-président du Syndicat des ­médecins libéraux. Cela peut les casser en morceaux. Il faut conserver un temps de confiance avec le corps médical. » Plutôt que de découvrir seul sur le Web le taux de survie au cancer que l’on vient de vous annoncer.

« Hippocrate ­serait un twitto influent »


Des illusions que le docteur ­Dominique Dupagne, généraliste à Paris, n’entretient plus. Ses patients taperont sur leur clavier. Alors, il scrute le Web médical pour savoir vers quoi les mèneront telle maladie ou tel médicament.
« Au moment de prescrire de la dompéridone, un antivomitif, je leur dis de ne pas tenir compte de ce qu’ils liront sur les arrêts cardiaques. J’ai peur qu’ils ne suivent pas leur traitement, sinon. »
En filigrane transparaissent d’autres craintes, moins avouables. L’évaluation d’abord, qui ruine une réputation. Désormais apparaît en haut à droite de la page Google au nom du médecin la possibilité de déposer un avis. Encore peu utilisée, mais la donne va changer. Un accord vient d’être passé avec le TripAdvisor des hôpitaux, Hospitalidée, pour que dès janvier, les notes déposées par les patients sur ce site apparaissent dans le petit cadre, sous forme d’étoiles.

Surtout, c’est une perte de pouvoir qui se profile. La fin de l’exclusivité du savoir. Le patient connecté « fait descendre les médecins de leur piédestal, et certains le vivent très mal. Ils sont persuadés qu’eux seuls savent se servir d’Internet, que le malade, sidéré, n’y trouvera que des mauvaises infos », s’agace Catherine Cerisey. Après avoir lutté contre un cancer du sein, elle a fondé la société de conseil en santé Patients & Web. Son cancérologue l’avait interrogée sur ce blog qu’elle tenait durant sa maladie, et dont tout le monde parlait. Lui, avait-il dit, n’irait pas. Alors même que c’est elle qui lui a appris l’interaction négative entre l’hormonothérapie prescrite et l’antidépresseur qu’elle prenait déjà.

L’ex-malade, devenue experte, formatrice en « e-patients » à la fac de médecine, ne voit que des avantages aux informations médicales en ligne : niveau minimal de connaissances permettant l’échange, meilleur suivi d’un traitement compris, relation avec d’autres malades… Pour elle, il est désormais « de la responsabilité du médecin de conseiller les bons sites à ses patients ».

Voilà aussi ce que prescrit le conseil de l’ordre. « Bien maîtrisé, il contribue à l’alliance patients-médecins, assure Jacques Lucas. Je suis persuadé qu’Hippocrate, aujourd’hui, ­serait un twitto influent. » Depuis deux ans, le cardiologue en retraite perçoit une évolution notable, grâce aux plates-formes de prise de rendez-vous en ligne.

A Cholet (Maine-et-Loire), en plein désert médical, un médecin de campagne quinquagénaire s’est ainsi mué en « généraliste hyperconnecté ». Le docteur Eric Couhet a commencé par réduire le temps administratif en informant sa ­patientèle sur la plate-forme de rendez-vous : « pensez à apporter ce document », etc. Il a adopté Twitter pour la veille informative. Puis a convaincu 350 de ses ­patients diabétiques, hypertendus ou ­insuffisants cardiaques de s’équiper d’objets connectés – tensiomètres, glucomètres, oxymètres…

Avec eux, il a passé un contrat clair. « S’autosurveiller et ne m’alerter que quand les voyants sont au rouge. » Consigne respectée. « Je ne suis pas harcelé. En consultation, tous les trois mois, ils me montrent leurs données recueillies sur la durée, elles sont précieuses, surtout en cas de changement de traitement. » Une implication qui facilite l’observance de la thérapie. L’isolement a fait de ce généraliste un pionnier. Le changement, il faut l’accepter. « Sinon, nous perdrons notre ­position d’expert. »

Selon le baromètre Vidal-CNOM 2016, quelque 17 % des médecins recommandent applications mobiles et objets connectés, un chiffre qui a doublé en deux ans. En zone rurale, où vivent trop de personnes très âgées pour trop peu de médecins, ces pratiques pourraient bien se répandre plus vite que les ragots. 


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