samedi 1 octobre 2016

Radioscopie d’un rêve collectif

BooKs  Publié dans le magazine Books, juin 2015. Par Peter Thonemann

En 1972, Brian Masters écrivit un fascinant petit livre intitulé Dreams about H. M. The Queen.Sur la base de plusieurs centaines d’entretiens, il y parvenait à cette conclusion frappante : « Près d’un tiers du pays a déjà fait un rêve où intervient la famille royale. » Plus étonnant encore, « dans près de 50 % des songes réunis pour ce livre, le rêveur prend le thé avec un membre de la famille royale ». Voici par exemple celui de Kate Hutchison, de Wrington, dans le Somerset : « La famille royale est venue prendre le thé. Apparemment, je n’avais rien à leur donner à manger, alors comme j’avais teint en bleu foncé une vieille couverture, je l’ai découpée pour en faire des sandwiches, en espérant qu’ils ne remarqueraient pas que c’était une couverture. »

On se demande ce qu’en tirera un futur socio-historien de l’Angleterre des années 1970. Tous ces thés nocturnes doivent bien signifier quelque chose, mais quoi ? Des milliers de traumatismes infantiles liés au thé ? Le souvenir confus d’actualités cinématographiques où la reine mère prenait le thé dans les immeubles bombardés de l’East End londonien ? Ou même la vague idée que prendre le thé avec la souveraine est le genre de chose dont on est censé rêver ? (Il serait intéressant de savoir si le phénomène est encore monnaie courante en 2013 : de nos jours, les gens rêvent peut-être d’un cocktail au Boujis (1) avec le prince Harry). Les rêves sont l’un des plus mystérieux aspects de l’expérience humaine. Depuis les années 1950, lorsqu’un lien fut constaté entre les rêves et les mouvements oculaires rapides, nous savons que nous passons tous des heures à rêver chaque nuit. La plupart des songes sont oubliés avant d’avoir pris fin. Beaucoup ne sont sans doute guère plus que des débris flottant à la surface de notre psychisme, des lambeaux de vécu à moitié digérés qui tourbillonnent dans notre cortex, au cours de leur chute en spirale vers une bonde d’évacuation cognitive. Mais c’est précisément le caractère incontrôlé et semi-aléatoire des rêves qui les rend si précieux pour l’historien. Comme les tas de poussière d’Oxyrhynque (2), ces dépotoirs mentaux peuvent nous donner un accès à l’inconscient collectif des sociétés passées.
Autant que nous sachions, personne n’a jamais eu l’idée de faire un recueil des rêves inspirés à leurs contemporains par Jésus ou par l’empereur Auguste. Mais le plus approchant est sans doute l’énorme Onirocritique (« De l’interprétation des rêves ») d’Artémidore de Daldis, compilée au début du IIIe siècle de notre ère, et désormais rendue largement accessible en anglais, pour la première fois, grâce à la nouvelle édition limpide et réfléchie due à Daniel E. Harris-McCoy (3). L’Onirocritique est un vaste guide de ce à quoi rêvaient les Grecs et les Romains ordinaires : fumier, flatterie, Apollon, échelles, coups et blessures, inceste, le tout classé avec soin et interprété avec vigueur.
À en juger d’après les sujets sur lesquels Artémidore s’attarde le plus (sexe, danse, vol dans les airs, victoires sportives, les dieux, le sexe encore), le subconscient romain ne semble pas avoir été tellement différent du nôtre – ce qui serait tout à fait intéressant si cela se confirmait. Pourtant, ce qu’une personne estime « normal » dans ce domaine peut être extrêmement trompeur. Personnellement, j’ai été surpris par l’importance qu’Artémidore accorde aux dents dans les rêves ; mais quand j’en ai parlé à deux de mes étudiants (« Vous saviez que les Romains rêvaient beaucoup de leurs dents ? »), tous deux ont affirmé rêver constamment de leurs dents (« Pas vous ? »).
Artémidore n’est pas un disciple de Freud. Il ne s’intéresse pas au fonctionnement interne de l’humain, ni même à l’origine des rêves, et pour lui ni le passé ni la personnalité n’affectent véritablement le sens du rêve. Au contraire, tout le but de l’Onirocritique est d’aider le lecteur à prédire l’avenir. Artémidore consacra aussi un traité à la divination d’après le vol des oiseaux, et il n’est donc peut-être pas étonnant que sa science des rêves ressemble plus à une branche de la cryptographie. Un homme qui avait rêvé avoir des organes génitaux en fer fut assassiné par son propre fils quelque temps après. Élémentaire, pour Artémidore : le fer est détruit par la rouille, qui naît du fer lui-même. Certaines de ses interprétations dépassent à peine le niveau de la devinette d’un Carambar. Aller chez le coiffeur (karenai en grec) signifie qu’on sera heureux (charenai), puisque « ceux qui sont heureux et riches prennent aussi soin de leur apparence ». On est loin de Carl Jung, c’est sûr, et certains se sont demandé s’il y avait vraiment quelque chose à tirer de ce genre de calembours.
Vérités cachées
Artémidore n’est mentionné qu’épisodiquement dans l’ouvrage de William V. Harris sur les rêves dans l’Antiquité classique (4). Ce dernier le juge à la fois stupide et malhonnête : « D’une crédulité monumentale (dont le livre aurait suscité le mépris de bien d’autres anciens) […] il se laissait convaincre de la vérité d’un cas que seules des informations erronées auraient pu rendre plausible. » Si l’Onirocritique était un authentique « guide » des véritables rêves gréco-romains, ce serait une chose. Mais bien évidemment, pense Harris, la plupart des songes recensés dans ce livre sont simplement inventés et donc – affirme-t-il – inutiles pour l’historien.
Simon Price formule un jugement moins négatif dans un célèbre article de 1986 sur « L’avenir des rêves : de Freud à Artémidore ». L’historien souligne qu’Artémidore fondait toute sa théorie de l’interprétation sur le statut social. Pour Artémidore, un même songe « signifie » différentes choses, non pas selon la psyché du rêveur, mais selon sa position dans la société. Rêver qu’il est crucifié est positif pour un esclave « car le crucifié n’est plus asservi à personne », mais négatif pour un riche, car on vous « dépouille » avant de vous crucifier. Ce genre de conscience sociale est étranger à l’interprétation moderne des rêves puisque, comme dit Price, « la personnalité est désormais définie indépendamment des rôles sociaux et nos rêves sont associés à nous en tant qu’individus ». Artémidore met à nu comme aucun autre auteur classique certaines croyances romaines fondamentales concernant l’esclavage, la position sociale et la catégorie dans laquelle se range la personne.
Freud et Artémidore pensaient tous deux que les rêves mettent en lumière des vérités cachées. Le titre du célèbre ouvrage de Freud, L’Interprétation du rêve, est une allusion explicite à Artémidore. Le savant pensait que le respect avec lequel on traitait le phénomène dans l’Antiquité « se fondait sur une perception psychologique correcte ». Mais il renversa complètement l’approche d’Artémidore. Celui-ci s’intéressait uniquement à ce que les rêves nous disent des temps futurs. Pour Freud, dit Price, « les rêves mènent obscurément non vers l’avenir, mais vers le passé » ; dans sa version freudienne, l’interprétation des rêves est plus archéologique que divinatoire.
Dans un livre extraordinaire « Le rêve et la conscience historique en Grèce insulaire », Charles Stewart propose une manière entièrement neuve d’envisager les rêves dans leur contexte social. Selon lui, Freud et Artémidore avaient saisi une partie de la vérité. Comme Freud le croyait, les rêves sont bel et bien les vestiges d’expériences passées importantes. Mais Artémidore avait également raison de penser qu’ils concernent le futur, même s’ils ne le prédisent pas exactement comme il le souhaitait. Les rêves, suggère Stewart, doivent être perçus comme un moyen d’associer le présent au passé et à l’avenir : il faut y voir une forme de « conscience historique ».
Et Stewart a une histoire captivante à raconter. En 1831, sur l’île grecque de Naxos, des visions de la Vierge Marie commencèrent à hanter les nuits des fermiers et des bergers du petit village montagnard de Koronos. Leurs rêves tournaient autour d’une icône cachée, une image de la Panagia (la « toute-sainte », l’un des titres décernés à la Vierge) enterrée quelque part près du village. Se fiant à l’une de ces visions, un fermier se mit à creuser dans une grotte du hameau voisin d’Argokoili. Il découvrit un tas de saints ossements, appartenant (selon la Vierge qu’il avait vue en rêve) à une famille de chrétiens égyptiens qui s’étaient réfugiés à Naxos à l’époque iconoclaste, plusieurs siècles auparavant. Le 25 mars 1836, devant plusieurs milliers de Naxiotes, un berger descendit dans la grotte et en remonta trois icônes, dont l’image de la Panagia annoncée par les rêves. Le ciel fut déchiré par le tonnerre et les éclairs, des guérisons miraculeuses eurent lieu, et un prêtre sceptique fut frappé de cécité sur-le-champ.
Atmosphère délirante
Le culte se développa vite : la Panagia ordonna à ses fidèles de lui construire un monastère, assez grand pour accueillir tous les habitants de Naxos.
Le royaume de Grèce était indépendant depuis peu, et le tout nouveau ministère de la Justice décida qu’il était temps de mettre un terme à ce mouvement charismatique explosif. « En 1836, du point de vue de l’État, écrit Stewart, rêver d’icônes, avoir des visions de saints et inciter à construire des églises étaient autant d’aspects irritants de la culture populaire chrétienne orthodoxe, qu’il fallait juguler et rationaliser. » Après une tentative avortée de poursuite judiciaire à l’encontre des rêveurs, les autorités grecques se contentèrent de confisquer les icônes, de les enfermer dans une boîte et de les cacher dans l’église principale de Chora, ville portuaire de l’île.
Pendant près d’un siècle, malgré la confiscation des icônes, le culte de la Panagia Argokoiliotissa (la « Vierge d’Argokoili ») s’épanouit dans les zones rurales de Naxos. Au printemps 1930, une seconde vague de rêves frappa le village de Koronos. Un villageois avait redécouvert l’icône manquante de la Panagia – grâce à une vision reçue en songe, naturellement – dans une auberge de Chora. Dans l’atmosphère délirante qui entoura le retour à Koronos de l’icône longtemps perdue, un groupe d’écoliers et de femmes d’âge mûr recommencèrent à rêver de la Panagia. Celle-ci leur indiqua qu’il existait encore une autre icône, de sainte Anne, cette fois, enterrée près du village. Pendant des semaines, des hommes de Koronos – qui travaillaient pour la plupart dans les mines d’émeri – creusèrent des tunnels dans les montagnes environnantes. Mais comme plusieurs mois s’écoulèrent sans que l’icône ressurgisse, le village s’en prit aux rêveurs : les enfants furent accusés d’hérésie, et le prêtre local leur refusa la communion. À l’automne 1930, la fièvre était retombée et, début 1931, les rêves avaient entièrement cessé.
Au cœur du livre de Stewart se trouvent les journaux que les jeunes visionnaires de 1930 tinrent de leurs rêves. Certains offrent un aperçu poignant des soucis triviaux des villageois. Evdokia Melissourgou, ménagère quadragénaire, rêva qu’elle découvrait l’icône de sainte Anne enfouie dans une grotte. Alors qu’Evdokia entrait dans la grotte, la sainte lui présenta aussitôt ses excuses pour avoir laissé les lieux dans un tel état : « Comme je suis sur le point d’émerger, je n’ai pas rangé ma grotte, et j’ai laissé le désordre s’installer. » Dimitrios Manolas, 13 ans, se fit gronder par la Panagia parce qu’il s’agitait sans cesse : « Mon enfant, je voulais que tu fasses des rêves plus importants, des visions plus larges, mais tu ne te tiens pas tranquille… » Une des caractéristiques très frappantes des rêves de 1930 est la confusion répétée entre deux trésors souterrains : les icônes et l’émeri. C’est là que Stewart place un coup de théâtre interprétatif réellement éblouissant. Koronos était un village minier, qui vivait des riches gisements d’émeri, un abrasif, situés dans les montagnes de Naxos. Au cours des années 1920, un boom mondial du marché de l’émeri avait entraîné une période de prospérité pour le village. Mais en 1929-1930, avec l’arrivée de la Grande Dépression, les exportations grecques du minerai tombèrent en chute libre. C’est à ce moment précis, début 1930, que les villageois de Koronos furent possédés par leur seconde vague de rêves visionnaires.
Le 25 novembre 1930, la Panagia envoya une vision particulièrement claire à Marina Mandilara, 14 ans. « Durant l’année 1933, prédit la Vierge, il y aura une guerre. Et le roi enverra les Anglo-Français qui viendront acheter l’émeri. Tous les villageois deviendront riches. » Le village de Koronos se révélerait posséder la meilleure mine de toute l’île, stable et remplie de trésors. Début décembre, Marina alla même jusqu’à marchander dans ses rêves avec de possibles acheteurs de la mine de Koronos : « Un industriel pourrait venir et te demander : “Avez-vous une mine ?” Tu devras lui répondre : “J’ai une mine, et elle produira de grandes quantités d’émeri.” Alors il reprendra : “Si je vous paie un million, me vendrez-vous la mine avec son émeri ?” À quoi tu répondras : “Mais cette mine produira l’équivalent de cinq millions.” »
Les enfants sont remarquablement habiles à saisir les peurs et les angoisses de leurs parents. Le village de Marina Mandilara était entièrement dépendant du commerce moribond de l’émeri. Bien évidemment, ses rêves étaient une façon d’exprimer les craintes de la communauté face à la crise économique imminente.

Stewart voit ces deux vagues de rêves, celle des années 1830 et celle des années 1930, comme le fruit des circonstances matérielles immédiates. Au début des années 1830, le nouveau gouvernement grec avait déclaré de manière unilatérale que les mines d’émeri de Naxos étaient « propriété nationale », et les avaient louées à une compagnie anglaise ; l’Église orthodoxe commençait elle aussi à affirmer son autorité de manière plus directe sur le christianisme « populaire » des îles grecques. Tout comme en 1930, les villageois de Koronos en 1831-1836 étaient confrontés à une menace externe qui pesait sur leur mode de vie et sur leur gagne-pain, et qui échappait entièrement à leur contrôle. Ces deux bouffées de rêve collectif ne furent donc pas « le résultat d’histoires psychosexuelles individuelles, mais naquirent bien plutôt d’un niveau intermédiaire d’angoisse communautaire et d’appréhension, alors que les villageois digéraient les chocs socio-économiques de leur temps ». Lors des deux grandes crises de leur histoire moderne, les villageois tentèrent en fait d’opérer un retour à la normale par le rêve.
Je trouve admirablement convaincante l’analyse que fait Stewart des rêveurs de Koronos – on pourrait parler de « freudisme social ». Mais il me semble moins assuré lorsqu’il suggère que les Naxiotes affirmaient peut-être aussi une forme particulière de « conscience historique ». De manière assez raisonnable, Stewart soutient que les rêveurs avaient leur propre conception du temps, « bien différente de l’historicisme linéaire », où « les moments distincts peuvent aussi fusionner pour créer une historicité bafouant toute chronologie, et offrant une interprétation morale du présent ». Cela paraît assez bien vu : la réaction des Koroniotes au choc de la modernité fut de revendiquer à la fois le passé byzantin (les squelettes « égyptiens ») et un avenir rêvé (une ruée vers l’émeri) pour défendre le village assailli. Mais Stewart poursuit et affirme que cette « conscience historique » ne diffère pas fondamentalement d’autres formes de récit concernant le passé, y compris de ceux que construisent des historiens « occidentaux » tels que lui.
Imagination historique
Selon Stewart, « il faut s’interroger sur l’écart entre récits légitimes (rationnels) et illégitimes (irrationnels). Il n’y a pas de solution de continuité entre le passé recréé par l’historien, qui imagine comment les événements se sont déroulés, et le passé vu par des individus ordinaires en état de transe, ou révélé dans un rêve : il s’agit toujours d’imagination historique. Universitaires et non universitaires ont souvent du passé – auquel ils sont aussi liés – une appréhension immédiate, viscérale, émotionnelle, dramatique, synesthésique et visuelle. L’avenir de l’histoire dépend peut-être de sa capacité à s’adresser au public sur un mode affectif, comme le public lui-même se rapporte déjà à son passé. Pas seulement parce que la société, dans un monde de plus en plus régi par le marché, exige une meilleure compréhension du passé, mais aussi pour dépasser le geste d’exclusion par lequel l’historicisme foule aux pieds la conscience historique des individus ».
Stewart semble ici sur le point d’affirmer qu’il n’y a pas de différence épistémologique entre l’histoire et le rêve (« autant de formes de l’imagination historique »). Mieux, une plus grande porosité de la discipline universitaire à des fictions communautaires qui se réaffirment, poussées par les forces du marché, serait en réalité une bonne chose, puisque l’écriture de l’histoire cesserait de « prendre le pas » sur les perceptions plus viscérales, plus émotionnelles du passé. Difficile de savoir que faire de cette idée. Stewart veut-il vraiment dire que les rêves confus des paysans de Koronos, reflétant des aspirations impossibles à satisfaire, peuvent prétendre à une autorité historique comparable à son remarquable récit de la transition naxiote vers la modernité ? Stewart pèche peut-être par trop de modestie.
Cet article est paru le 8 mars 2013 dans le Times Literary Supplement. Il a été traduit par Laurent Bury.
Notes
1| Un club ultra-chic de Londres.
2| Ville de Haute-Égypte où ont été retrouvés quantité de manuscrits de l’époque gréco-romaine.
3| Artemidorus’ Oneirocritica, Oxford University Press, 2012, 596 p. Il existe une édition en français, La Clef des songes, publiée en 1975 chez Vrin.
4| Dreams and Experience in Classical Antiquity, Harvard University Press, 2009.

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