jeudi 20 octobre 2016

Les confessions d’un neurochirurgien

Books Publié dans le magazine Books, novembre 2015. Par Joshua Rothman 


 « Après une opération, j’ai dit à la famille de porter plainte ; j’avais commis une terrible erreur. » Henry Marsh n’est pas seulement un très grand médecin, c’est un médecin obsédé par le mal qu’il peut faire à ses patients. Parvenu au faîte de sa carrière, il se livre dans ses Mémoires à une introspection en forme d’acte expiatoire où il dit tout des angoisses, des fautes et de la dangereuse ivresse du neurochirurgien.

D’abord ne pas nuire par Henry Marsh, Waterstones, 

Pour l’instituteur, les changements se sont produits lentement. Cela a commencé par une perte d’assurance dans la marche ; après quoi son audition s’est trouvée affectée. Il s’est voûté, aussi. Il n’a pas encore la soixantaine, mais doit s’aider d’une canne. Et le voilà assis avec sa femme et son fils dans le cabinet d’Henry Marsh, un neurochirurgien de Londres, en train d’examiner un scanner révélant la croissance d’une tumeur à la base du crâne. La question est : peut-on, doit-on l’enlever ? Marsh, qui n’a alors que quelques années d’expérience en neurochirurgie, hésite. La tumeur est énorme, impressionnante – et elle est située dans le tronc cérébral, une zone vitale. Livrée à elle-même, elle va détruire l’ouïe de l’enseignant, lui interdire la marche et finir par le tuer. Mais l’opération peut le laisser paralysé, ou pire, explique Marsh. La famille est face à un choix difficile : d’un côté, la certitude d’un déclin lent mais inexorable ; de l’autre, la possibilité d’une guérison immédiate – ou d’une catastrophe.
Ils décident de prendre un second avis auprès d’un éminent neurochirurgien, plus âgé. Quelques jours plus tard, celui-ci téléphone à Marsh : « C’est une opération pour jeune homme ! Je leur ai dit que c’était à vous de la faire. » Flatté, Marsh accepte le défi. L’opération commence à 9 heures du matin et se prolonge jusque tard dans la nuit. La neurochirurgie est un art méticuleux et dangereux ; retirer une tumeur peut faire penser au désamorçage d’une bombe. Souvent armés d’un microscope, les chirurgiens s’aident d’instruments très fins à long manche pour dégager la tumeur du corps cérébral, après quoi ils la retirent par aspiration. Un quart de notre sang circule dans les veines et les artères du cerveau ; la rupture d’une seule d’entre elles peut provoquer une hémorragie et une attaque. Le chirurgien risque aussi d’enlever au passage un morceau du cerveau, car le tissu cérébral et le tissu tumoral se ressemblent beaucoup. Or, contrairement au reste du corps, le cerveau et la moelle épinière cicatrisent rarement. Si le neurochirurgien commet une erreur, le dommage est souvent irréversible.
Vers minuit, Marsh et son équipe ont extrait la quasi-totalité de la tumeur. L’atmosphère au bloc opératoire est détendue et festive. L’équipe chirurgicale fait une pause cigarette en écoutant Abba et Bach. « J’aurais dû m’en tenir là et laisser le dernier morceau en place », écrit Marsh dans Do No Harm, ses Mémoires. Mais il se risque à poursuivre – il veut pouvoir dire qu’il a tout enlevé. « Quand je me suis attaqué à la dernière partie de la tumeur, écrit-il, j’ai déchiré une petite branche collatérale de l’artère basilaire, un vaisseau sanguin de l’épaisseur d’une grosse aiguille. Un mince jet de sang artériel rouge vif a commencé à pulser. » L’artère basilaire irrigue le tronc cérébral, qui régule le reste du cerveau. Marsh arrête rapidement l’hémorragie, mais le manque d’oxygène a suffi à endommager de façon irréversible le tronc cérébral de l’instituteur, qui ne reprendra jamais conscience.
« Oh merde ! »
Marsh, qui a aujourd’hui 65 ans, est l’un des plus éminents neurochirurgiens britanniques. En tant que chef de service à l’hôpital Saint George de Londres, il a contribué à mettre au point une technique d’intervention sous anesthésie locale : le patient reste conscient et peut communiquer avec le chirurgien pendant l’opération, ce qui permet à celui-ci d’éviter d’endommager ce qu’on appelle les « aires éloquentes », ou essentielles, du cerveau. Deux documentaires ont été consacrés à Henry Marsh. Pourtant, écrit-il, « alors que j’approche du terme de ma carrière, je me sens de plus en plus l’obligation de témoigner des fautes que j’ai commises ». Il y a quelques années, le chirurgien prépara une conférence intitulée « Mes pires erreurs ». Pendant des mois, il passa ses matinées au lit à ruminer, en se remémorant toutes les opérations qu’il avait loupées. « Plus je pensais au passé, raconte-t-il dans son livre, plus mes erreurs remontaient à la surface, comme le méthane toxique qui se dégage quand on remue l’eau stagnante d’un étang. »
Marsh s’inscrit avec cet ouvrage dans la lignée des médecins qui ont fait le récit de leurs erreurs. Les Mémoires du neurochirurgien Frank Vertosick Jr., When the Air Hits Your Brain(« Quand votre cerveau rencontre l’air libre »), s’ouvrent sur une scène durant laquelle un interne qui fore un trou dans le crâne d’un homme va trop profond par inadvertance et plonge la mèche dans le cerveau. « Oh merde ! » s’exclame-t-il. Un collègue plus âgé le rassure : « Ce n’est que l’hémisphère latéral. » Les praticiens qui écrivent font généralement preuve d’une généreuse indulgence vis-à-vis de telles bévues. Ils font valoir que la médecine s’est construite sur les erreurs, car les médecins, comme tout le monde, apprennent en cafouillant.
Ce n’est pas l’utilité de l’erreur qui intéresse Marsh. Il est le Knausgaard (1) de la neurochirurgie : il raconte ses erreurs parce qu’il veut les confesser, parce qu’il se penche sur sa vie intérieure et la façon dont ces défaillances l’ont à la longue affectée. En exergue de ses Mémoires, le médecin britannique a placé cette phrase du Français René Leriche : « Chaque chirurgien traîne derrière lui un petit cimetière, dans lequel il va prier de temps à autre. » Marsh sait bien que sa tendance à l’introspection a quelque chose de non professionnel – les émotions du praticien sont censées ne pas entrer en ligne de compte face à la souffrance de ses patients. Mais il est poussé par une « honnêteté téméraire ». Témoin, sa conférence « Mes pires erreurs » : prononcée devant un public de collègues neurochirurgiens, « elle a été accueillie par un silence sidéré, personne n’a posé la moindre question ». Son livre est un acte expiatoire, une dissection de l’erreur, et une tentative pour répondre, de l’intérieur, à ce genre de question : comment peut-on passer des décennies à charcuter les cerveaux des gens et en sortir indemne ?
Marsh est devenu neurochirurgien presque par accident. À mi-parcours de ses études à Oxford, il a connu un amour non partagé. Inspiré par le film Cinq pièces faciles avec Jack Nicholson, il s’est réfugié à Newcastle, dans le rude nord-est de l’Angleterre, pour soigner son cœur brisé. Là, il a écrit de mauvais poèmes, travaillé comme brancardier dans un hôpital – et assisté à sa première opération. « J’ai trouvé cette violence contrôlée et altruiste extrêmement séduisante », écrit-il. Après son diplôme, en 1973, il s’est donc inscrit à la Royal Free Hospital School of Medicine. (2) Les étudiants n’avaient pas le droit de pénétrer dans les blocs de neurochirurgie ; mais un jour, Marsh a entrevu à travers le hublot d’une porte close « une femme nue, anesthésiée, la tête rasée, assise bien droite sur une table d’opération spéciale ». L’image s’est gravée dans son esprit, comme « une scène tout droit sortie d’un film d’horreur ».
Marsh s’est marié et a obtenu son diplôme de médecin. Peu de temps après, son fils William développait, à l’âge de 3 mois, une tumeur au centre du cerveau, qu’une opération réussie permit d’extraire. Le père-médecin pense rétrospectivement qu’il n’avait pas vraiment mesuré les risques de l’intervention. Bien plus tard, écrit-il, « j’ai regardé un enfant mourir d’hémorragie dans la salle même où mon fils avait été opéré, tandis que mon patron – précisément le chirurgien qui avait sauvé la vie de William – ratait son coup sur une tumeur identique ». Peu après l’intervention subie par son gamin, Marsh, qui travaillait en soins intensifs, a assisté à l’opération d’un anévrisme. Le chirurgien devait s’introduire profondément dans le cerveau pour dégager le mortel petit ballon gorgé de sang artériel afin, sans le rompre, de le sceller avec un clip métallique miniature. « Cela tenait plus d’un sport sanglant que d’un exercice technique calme et froid », écrit Marsh. En outre, cela « concernait l’organe qui est le substrat mystérieux de toutes nos pensées et émotions… C’était une opération élégante, délicate, dangereuse, empreinte d’une signification profonde. Que peut-on faire de mieux, ai-je pensé, que de devenir neurochirurgien ? » La neurochirurgie – étrange, brutale, miraculeuse – l’avait séduit. Il a commencé sa formation dès qu’il l’a pu.

Henry Marsh est fasciné par le cerveau. Il adore le contempler avec son microscope chirurgical articulé « qui vient s’incliner au-dessus de la tête du patient comme une grue délicate et attentionnée ». Pour lui, le spectacle est magnifique. Au centre, écrit-il, les veines cérébrales internes ressemblent « aux nervures de la voûte d’une cathédrale ». La grande veine de Galien « scintille bleu foncé dans la lumière du microscope ». C’est « un spectacle très intime […], plus clair, plus précis, plus brillant que celui du monde extérieur […], et mon anxiété en avive l’intensité et le mystère ».

Cette anxiété naît bien avant l’intervention, avec la décision d’opérer, qui peut facilement se révéler mauvaise (un scanner du cerveau ne dit rien sur la question fondamentale du degré d’adhérence d’une tumeur). Elle se prolonge avec la série de rendez-vous au cours desquels Marsh doit s’efforcer d’exposer ces risques sans affoler son patient (il est tentant d’être rassurant, écrit-il, mais toute opération ratée lui fait « regretter amèrement de s’être montré trop optimiste »). En pédalant vers l’hôpital, le chirurgien est assailli par l’effroi, « presque une sensation d’accablement ». Et, avant l’intervention, il est souvent pris d’une panique que seule vient dissiper, au dernier moment, « l’heureuse et implacable concentration ».
La chirurgie du cerveau, écrit Marsh, est quelque chose qu’il «  déteste pratiquer ». Le patient est au préalable dépersonnalisé – le crâne rasé, le corps enveloppé de tissus stériles –, même si on ne peut pas entièrement dépersonnaliser le cerveau. Souvent se pose la question de savoir jusqu’où aller : si un clip d’anévrisme n’est pas impeccablement placé, faut-il prendre le risque de le repositionner ? Pour ce faire, Marsh doit lutter contre « l’irrésistible envie de terminer l’opération et d’échapper à la peur de déclencher une hémorragie catastrophique ». Il conclut : « Je finis par prendre la décision dans quelque lieu inconscient de moi-même, où tous les fantômes se sont réunis pour m’observer. »
Affronter la famille angoissée
Les désastres en neurochirurgie peuvent être cruels. Un patient se réveille parfois apparemment en bonne santé, pour mourir quelques jours plus tard d’une attaque ou d’une hémorragie liée à l’opération « d’une façon impossible à clarifier ». Et certains malades peuvent survivre avec un cerveau gravement endommagé – une issue qui terrorise particulièrement Marsh. Il confie à un collègue que « personne, personne d’autre qu’un neurochirurgien ne comprend ce que c’est que d’avoir à monter en traînant les pieds faire sa visite du service, et d’y retrouver chaque jour – souvent des mois durant – quelqu’un qu’on a détruit, d’affronter la famille angoissée et furieuse réunie à son chevet ». L’instituteur a survécu ainsi. Sept ans après l’opération manquée, Marsh visitait un établissement pour patients végétatifs, quand, jetant un œil dans une chambre, il « a reconnu son corps tout gris recroquevillé dans son lit ». « Je ne décrirai pas la douleur » qu’engendrent les sentiments nés de telles expériences, écrit-il.
Une stupide querelle
En plusieurs décennies de pratique médicale, Marsh a été confronté, comme témoin ou comme acteur, à toutes les formes de défaillances possibles, ou presque. Il y a les erreurs par action (le péché d’orgueil qui consiste à retirer un trop grand volume d’une tumeur) ou par omission (le mauvais diagnostic). Il y a les erreurs dont on ne fait pas état (après une intervention réussie, Marsh peut choisir de ne pas révéler au patient combien il s’en est fallu de peu) et celles dont il est tenu responsable (« Après une opération, j’ai dit à la famille de porter plainte – que j’avais commis une terrible bévue »). Il y a aussi les erreurs par délégation – quand Marsh laisse un interne réaliser une opération simple sur la moelle épinière, et que le patient se retrouve avec un pied paralysé – et les erreurs imputables à l’Histoire : dans un hôpital psychiatrique, le chirurgien rencontre ainsi des victimes de lobotomies. Un matin, il opère après une stupide querelle avec un collègue, et le patient en sort avec le visage à moitié paralysé. « Ce serait peut-être arrivé de toute façon – c’est l’une des “complications médicalement reconnues” de ce type d’opération –, mais je sais que je n’étais pas dans l’état d’esprit adéquat pour pratiquer une intervention si dangereuse et délicate ; et quand j’ai retrouvé le patient en faisant mon tour du service les jours suivants et vu son visage paralysé – paralysé et défiguré –, j’ai ressenti une honte profonde. »
Dans un texte paru en 1976, le philosophe Bernard Williams explore le concept de « fortune morale ». (3) Souvent, observe-t-il, nous sommes moralement responsables d’actions qui sont aussi le fruit du hasard. Imaginez deux personnes qui boivent trop à la même fête et reprennent toutes deux le volant en état d’ivresse. Supposez que l’une d’elles renverse un piéton : le conducteur est moralement responsable ; pourtant, seul le hasard a fait la différence entre lui et son compère. Pour Williams, une grande partie de la vie morale est ainsi une question de chance. C’est le hasard des situations qui nous expose parfois au jugement d’autrui. Nous n’en sommes pas moins, en toutes circonstances, responsables de nos actes. Cela souligne un fait troublant à propos de la vie morale : la distribution de la culpabilité, de par le monde, est à bien des égards affaire de chance ou de malchance.
La vie d’un soldat est profondément affectée par cette fortune morale. Celle du neurochirurgien aussi. « Plus j’ai d’expérience, plus la chance me semble avoir d’importance », écrit Marsh. Il n’empêche qu’il sera blâmé pour ses échecs et félicité pour ses succès – traité en assassin le matin par une famille, en sauveur l’après-midi par une autre. Les personnes régulièrement confrontées à la fortune morale éprouvent souvent le besoin de recourir à d’autres critères que l’éthique pour se juger eux-mêmes ; une forme de code. Marsh a fondé le sien sur ses propres émotions. S’il ne peut pas contrôler le tour que prend une opération, le médecin peut du moins gérer ses sentiments. Il s’efforce donc de ne pas laisser ceux-ci amplifier encore la peur et le désarroi du patient ; en même temps, il essaie de ne jamais mentir. Par conséquent, il voudrait éprouver des émotions à la fois fortes et réalistes, qui s’expriment à plein mais demeurent tempérées. Dans l’un des passages les plus émouvants du livre, on le voit appelé au chevet d’un de ses malades préférés, David, un homme chaleureux, accompli, intelligent, qu’il connaît depuis douze ans. Marsh a combattu au cours de trois opérations déjà la tumeur de David. Mais celle-ci atteint désormais une strate plus profonde et fatale du cerveau. Le chirurgien explique, avec une immense tristesse, qu’une quatrième intervention ne servirait à rien ; David répond qu’il s’en doutait. Marsh lui serre longuement la main, est embrassé par sa femme, et dit : « Ce fut un honneur de prendre soin de vous. »
Étant donné les circonstances, cela ne pouvait mieux se passer. Mais, peu après, les émotions de Marsh se sont rebellées. En quittant l’hôpital, écrit-il, « je me suis vite retrouvé coincé dans les embouteillages de l’heure de pointe, et je me suis mis à injurier furieusement les voitures et leurs conducteurs, comme s’ils étaient responsables de la mort prochaine de cet homme admirable, qui allait laisser sa femme veuve et ses jeunes enfants orphelins. J’ai crié, pleuré, bêtement tapé du poing sur mon volant. Et j’ai eu honte, non pas de mon incapacité à sauver David – il avait reçu le meilleur traitement possible – mais de mon manque de détachement professionnel et de ce qui m’apparaissait comme l’indécence de ma détresse comparée à sa dignité et à la souffrance de sa famille, dont je me contentais d’être le témoin impuissant ».
En écrivant son livre, Marsh a semble-t-il violé son propre code, car il donne libre cours à bien de ces émotions qu’il s’est tant efforcé de dissimuler. Mais les codes, par nature, font abstraction des complexités de la vie intérieure et morale ; or Marsh souhaite se comprendre lui-même – et souhaite que nous le connaissions – à la lumière de ces complexités mêmes.
Ce médecin écrit comme un romancier – il pense scènes, construction, effets de contraste – et, en lisant son récit, je me suis pris à penser à un autre Henry, Henry Perowne, le neurochirurgien au centre du roman Samedi, de Ian McEwan. Les deux Henry pourraient difficilement être plus dissemblables. Perowne, qui approche de la cinquantaine, est confiant et optimiste. Il prétend, durant ses interventions, « pouvoir maîtriser le résultat ». Il a « le plaisir de savoir précisément ce qu’il fait ». Il admire le caractère impersonnel de la connaissance scientifique. Il savoure « le soulagement de la famille quand il descend du bloc opératoire comme un dieu, un ange porteur de bonnes nouvelles : la vie, pas la mort ». La plupart de ses patients non seulement survivent mais même « prospèrent », écrit McEwan. Selon toute vraisemblance, c’est aussi le cas des patients de Marsh. La différence tient au tempérament. « Ce ne sont pas des succès dont je me souviens, avoue Marsh, mais des échecs. »
Il y a quelques années, en lisant Samedi, j’avais été très impressionné par Perowne. À présent que j’ai découvert les Mémoires de Marsh, le personnage du roman m’apparaît curieusement peu affecté par son travail (il doit certes s’incliner devant des forces extérieures – le temps, le mal, l’Histoire –, mais elles agissent hors du bloc opératoire). Jamais Perowne ne paraît avoir infligé à quelqu’un ce que Marsh a infligé à l’instituteur, épisode dont il fait le récit dans un chapitre intitulé « Hubris ». Cette expérience a transformé le chirurgien, aux plans professionnel et spirituel. Il ne fait plus d’opérations de si longue durée. Il se méfie de son propre optimisme et de son talent. Il redoute l’effet euphorisant de la chirurgie (« Je ne peux plus supporter d’entendre de la musique quand j’opère », écrit Marsh ; Perowne, lui, écoute lesVariations Goldberg).
Comme un gamin
Mais le Henry Marsh de Do No Harm est lui aussi un personnage. En 2007, le réalisateur Geoffrey Smith lui a consacré un documentaire intitulé « Le chirurgien anglais ». Il semble avoir pour vedette un homme légèrement différent. Dans le film, Marsh apparaît un peu niais, très grand, avec de grosses lunettes toutes rondes. Quand il parle matériel médical, il s’excite comme un gamin. Sur un lac gelé (le documentaire est tourné en Ukraine, où Marsh fait depuis des décennies des opérations bénévoles), il glisse élégamment sur la glace. Quand il est nerveux avant une intervention, sa voix monte et il se prend la tête à deux mains. Il sourit souvent, mais, lorsqu’il annonce de mauvaises nouvelles, ses yeux s’emplissent de larmes. « La vie peut être très cruelle, dit-il, je suis désolé. » C’est manifestement un homme sensible – du genre à arrêter ses études pour guérir d’une peine de cœur.
À un moment du film, Marsh rend visite à Katia, la mère d’une jeune fille dont il a tenté de sauver la vie. Il décrit la scène dans son livre : assis à dîner avec toute sa famille, « j’étais si ému de retrouver Katia que je pouvais à peine parler ». Il est extraordinaire qu’un homme si émotif soit devenu neurochirurgien. Cependant, dans ce métier aussi l’âge peut jouer son rôle : « Je me suis endurci, comme tous les médecins doivent le faire. Mais maintenant que j’arrive en fin de carrière, ce détachement commence à s’émousser. »
À Kiev, Marsh effectue avec un neurochirurgien du nom d’Igor Kurilets des opérations de pointe avec un équipement chirurgical de seconde main. Il décrit dans son livre l’effroi qu’il éprouve à travailler dans un environnement étranger avec un matériel de deuxième ordre ; mais il ne parvient pas à décrire précisément ce qu’il fait là-bas (un travail héroïque). En bref, son autoportrait laisse à désirer. Marsh avoue que, lorsqu’il parle à ses patients, il lutte pour trouver le juste équilibre entre « espoir et réalité », « optimisme et réalisme », « détachement et compassion ». Il lutte aussi pour trouver ce juste équilibre quand il parle de lui.
Pourquoi ? Le côté sombre de son livre ne procède pas d’une sorte de fausse modestie ; son humilité n’est pas de l’orgueil déguisé. Au contraire, c’est son désir d’expiation qui semble noircir ses souvenirs : confronté au caractère irrévocable de la souffrance de ses patients, il est incapable d’échapper à son ombre. Le dernier chapitre laisse aussi envisager une autre explication. Il y évoque la visite dans son service d’une femme qu’il a opérée vingt ans plus tôt d’une tumeur bénigne ; l’intervention lui a sauvé la vie, mais l’un de ses nerfs faciaux a été sectionné. Les chirurgiens appellent ce type d’arbitrage un « sacrifice ». Chez la plupart des patients, ce sacrifice se traduit par un engourdissement du visage auquel ils finissent par s’adapter. Seule une poignée d’entre eux sont, à l’instar de cette femme, rendus fous par cette insensibilité, dont le nom latin est anaesthesia dolorosa – perte de la sensation douloureuse. Le médecin donne à son dernier chapitre le nom de cette maladie.
Marsh, je crois, ne redoute rien tant que l’anaesthesia dolorosa. Incapable de supporter l’idée de devenir insensible, il est déterminé à tout ressentir au maximum.
Cet article est paru dans le New Yorker le 18 mai 2015. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
Notes
1| Karl-Ove Knausgaard est un écrivain norvégien connu pour son autobiographie-fleuve intitulée Mon combat, dont deux volumes sont parus en français : La Mort d’un père et Un homme amoureux. La franchise de cette introspection, à la fois vis-à-vis de ses proches et vis-à-vis de lui-même, en fait un genre en soi.
2| Prestigieuse école de médecine à Londres.
3| La Fortune morale, PUF, 1994.

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