lundi 10 octobre 2016

DR JOSEPH INGRASSIA, URGENTISTE À L'HÔPITAL EUROPÉEN DE MARSEILLE "La moitié des patients non hospitalisés n'a rien à faire aux urgences, c'est du vol à l'étalage !"


 

"La moitié des patients non hospitalisés n'a rien à faire aux urgences, c'est du vol à l'étalage !"


Dr Joseph Ingrassia
C'est un livre coup de sang que s'apprête à publier le Dr Joseph Ingrassia, urgentiste à l'Hôpital européen de Marseille. Dans sa ligne de mire : le patient. Du moins celui qui n'a rien à faire aux urgences et "encombre" la salle d'attente. Comme il l'explique à Hospimedia, cette surconsommation du soin concernerait sept millions de passages.

Hospimedia : "Dans votre essai Ce que vous devez absolument savoir sur les urgences à paraître courant novembre*, vous poussez un coup de gueule contre l'attitude des usagers qui se rendent pour un rien aux urgences. Pourquoi ce parti pris ?

Joseph Ingrassia Effectivement, ce n'est pas politiquement correct mais je ne brigue aucune élection.
Or on choisit trop souvent de brosser les patients dans le sens du poil car ce sont des électeurs. Je ne fais que répéter ce que j'entends depuis trente ans autour de moi : j'ai joué le buvard et là je le restitue. Notre système de soins a le défaut de ses qualités : à partir du moment où vous ne réglez rien, ou plutôt vous n'avancez rien, vous n'êtes pas responsabilisé. Aujourd'hui, dès qu'un patient a la goutte au nez ou un petit peu la gorge qui gratte, il va chez le médecin. Outre la consultation, le praticien se sent forcément obligé de rédiger une ordonnance même s'il pourrait lui dire de sucer des pastilles, de prendre un peu de paracétamol. Il va peut-être même prescrire des antibiotiques au cas où ça s'aggrave, pour éviter tout reproche du patient. Pour ma part, j'estime que ce patient aurait très bien plus s'abstenir de consulter car la plupart des maladies bénignes, en huit-dix jours elles sont guéries et on n'en parle plus. Sur le terrain, je vois une frénésie de consommation médicale. Il y a quelques jours aux urgences, j'étais sur un dossier de patient, sans cancer ni autre maladie grave, qui recensait douze scanners abdomino-pelviens depuis 2014 ! Rien que la quantité de rayons est dangereuse.
"L'offre crée la demande. Vous aurez beau réduire le temps d'attente et étoffer votre gamme avec scanner et IRM, il y aura toujours plus de monde. Et le problème, c'est qu'il n'y en aura pas moins dans les services d'urgences avoisinants."

H. : Comment expliquez-vous cet emballement ? Et parmi les 15 millions de passages aux urgences non suivis d'une hospitalisation, combien de patients n'auraient, selon vous, jamais dû s'y rendre ?

J. I. Quand vous consultez des médecins différents et que vous allez systématiquement aux urgences pour vous faire suivre, vous tombez forcément sur des interlocuteurs différents : ça masque tout suivi. Et puis aux urgences, on est débordé, on n'a pas le temps de se plonger une heure dans un dossier. Sans compter que certains patients ont tendance à changer d'hôpital au sein d'une même ville ! Il n'y a plus la moindre antériorité du dossier, si bien qu'on refait des examens à tire-larigot. Ça c'est la réalité : un mépris total du suivi et par conséquent un emballement du nombre d'examens pratiqués... et ça coûte un fric monstre ! J'estime que la moitié des passages aux urgences sans hospitalisation n'ont pas lieu d'être. Et encore, selon les quartiers, ça peut grimper jusqu'à 75%. Inversement, à la campagne et dans les hôpitaux périphériques, on se rapproche des 50% voire on peut descendre à 40%. Parfois même à tort d'ailleurs : je pense par exemple à l'agriculteur qui attrape le tétanos après un coup au pied mais refuse de se rendre aux urgences. À l'Hôpital européen de Marseille, nous enregistrons entre 100 et 150 passages par jour, en croissance de 10% cette année. Et malheureusement, l'offre crée la demande. Vous aurez beau réduire le temps d'attente et étoffer votre gamme avec scanner et IRM, il y aura toujours plus de monde. Le problème, c'est qu'il n'y en aura pas moins dans les services d'urgences avoisinants.

H. : À vous lire, la couverture maladie universelle (CMU) participerait grandement à cette déresponsabilisation des patients. N'est-ce pas un peu raccourcir la réalité ?

J. I. Non. Aux horaires où il y a des majorations médicales, à savoir la nuit et le week-end à partir du samedi après-midi, je peux vous garantir que la proportion de patient sous CMU augmente. Je ne fais pas de mauvais esprit mais pourquoi juste à ces horaires ? Si vous n'avancez vraiment rien, vous déresponsabilisez, vous éloignez du coût et c'est humain. L'idée de la CMU, sur le principe je dis "bravo" pour que des gens réellement nécessiteux, des sans-abri, puissent se soigner comme tout le monde. Mais il faut la réformer car nombre de ceux qui en bénéficient vous sortent aujourd'hui le smartphone dernier cri, viennent en voiture aux urgences, sont très bien habillés...
"L'idée est de créer des techniciens de santé, des médecins s'arrêtant à la fin du deuxième cycle ou par passerelle des infirmiers après cinq à dix ans d'ancienneté et deux années de formation complémentaire."

H. : Outre les maisons médicales de garde et le triage à l'entrée des urgences, vous évoquez la création d'un nouveau métier, le "technicien de santé", à mi-chemin entre l'infirmier et le médecin...


J. I. Oui, pour contrer le manque de praticiens et leur mauvais maillage territorial. La médecine est devenue de plus en plus technique mais 90% des consultations en médecine générale concernent des rhumes, grippes, angines, mal de dos ou de ventre, entorses à la cheville... Y a-t-il nécessité de connaître toutes les maladies rares ? Non, ce qu'il faut c'est être formé au dépistage des choses graves. L'idée est de créer ces techniciens de santé, des médecins s'arrêtant à la fin du deuxième cycle ou par passerelle des infirmiers après cinq à dix ans d'ancienneté et deux années de formation complémentaire. Ils seraient salariés de la Sécurité sociale et répartis intelligemment sur le territoire, selon les besoins. Ils assureraient avec des protocoles bien établis une permanence des soins sans faille, les examens de dépistage, les arrêts maladie, la surveillance sanitaire, notamment la vaccination, etc. Quand le problème devient un peu grave, ils orienteraient vers l'hôpital. On règlerait ainsi la désertification médicale. Et ce ne serait pas des médecins au rabais mais des médecins formés à faire ce qui est utile.

H. : Pour responsabiliser les patients se rendant aux urgences, vous préconisez d'inscrire ensuite la mention "J" ou "NJ" (pour "justifié" ou "non justifié") dans son dossier médical, afin que l'Assurance maladie puisse récupérer le forfait urgences et le transport injustifiés...

J. I. Je travaille dans un hôpital situé dans un quartier un peu défavorisé de Marseille et je suis effaré par les comportements. Pour des choses anodines, j'ai 38°C ou des courbatures, les gens appellent les pompiers pour se rendre aux urgences où pourtant ils n'ont rien à y faire puisqu'un généraliste suffirait. Cela à toute heure même au milieu de la nuit, ce qui permet de passer devant tout le monde, de bénéficier d'une petite consultation avec sa prescription de vitamine C et de paracétamol. Et le retour à la maison se fait ensuite en ambulance... C'est une fois, deux fois, dix fois par jour le même scénario ! Vous ne pouvez pas, si vous n'êtes pas dans le jus, l'imaginer. J'assimile même ce type de comportement à du vol à l'étalage : vous détournez la Sécurité sociale à votre profit. Le "J/NJ" c'est donc après coup un courrier dans votre boîte aux lettres : "Vous êtes passé aux urgences, vous avez été soigné mais votre pathologie n'en relevait pas, vous devez payer".
"Certains diront que je suis fou, que je me tire une balle dans le pied mais je veux juste avoir un peu plus de temps pour voir chaque patient... et voir surtout de vrais malades."

H. : Vous proposez aussi des kits médicaux accessibles directement en pharmacie...

J. I. : Ça va faire hurler beaucoup de médecins. Pourtant, de nombreux patients qui se rendent en cabinet ou aux urgences connaissent déjà leur diagnostic. Ces kits serviraient pour les petites bricoles (angine, entorse de la cheville, otite, rhinite allergique, gastro-entérite, cystite, grippe, constipation, conjonctivite...). Au lieu d'attendre des heures dans une salle d'attente, vous allez en pharmacie. Au passage, cela légitime la prescription des pharmaciens, une pratique qui existe déjà en réalité. Prenez une petite brûlure au fer à repasser à l'avant-bras, j'ai eu une patiente il y a quelques jours aux urgences : un kit avec deux-trois pansements et une pommade antibiotique pour que ça ne s'infecte pas, ça coûterait au bas mot dix euros. Au lieu de quoi, elle a dû patienter deux heures pour un simple pansement et une ordonnance. Quand je travaille à la maison médicale de garde, il m'arrive de voir près de soixante patients en douze heures. Je préfèrerais que quinze d'entre eux bénéficient de tels kits et en voir moins. J'aurai gagné un peu moins d'argent, certes, mais j'aurai eu plus de temps à consacrer à ceux qui en ont réellement besoin. Et les économies dégagées pourraient peut-être permettre de revaloriser la consultation : vous touchez 30 euros mais vous prenez davantage de temps. Certains diront que je suis fou, que je me tire une balle dans le pied mais je veux juste avoir un peu plus de temps pour voir chaque patient... et voir surtout de vrais malades.

H. : L'heure serait également aux "radars de santé". Qu'entendez-vous par là ?

J. I. C'est une surveillance des consultations médicales. Attention, ce n'est pas un flicage, c'est vraiment pour ceux qui exagèrent. Si tous les jours dans une entreprise vous commandez quatre ramettes de papiers et vingt-cinq stylos sans raison, tôt ou tard quelqu'un vous tombera dessus. Ces radars, qui impliquent une nouvelle carte vitale réellement infalsifiable, mesureront la consommation en santé avec une petite lumière qui clignotera en cas d'abus. Ça existe déjà pour la consommation d'hypnotique avec des courriers de l'Assurance maladie, qui avertissent que tel ou tel patient ayant vu dix médecins différents ne doit plus s'en faire prescrire. L'histoire des douze scanners en deux ans, ce n'est pas normal que tôt ou tard personne ne tire la sonnette d'alarme. J'ai connu quelqu'un avec une tumeur bénigne du thorax mais énorme qui se voyait à la radio : ça l'oppressait un peu et il écumait toutes les urgences de la ville. À chaque fois, il avait droit à une radio du thorax. Et les médecins étant effarés par l'image, il demandait un scanner. Moi aussi je me suis fait avoir. Un jour, un radiologue m'a téléphoné pour m'avertir qu'il n'avait qu'une tumeur bénigne, que ça faisait déjà cinq fois qu'il le scannait et que ça ne servait à rien. Mais le patient avait l'impression qu'il était bien soigné."
Propos recueillis par Thomas Quéguiner
* "Ce que vous devez absolument savoir sur les urgences", Dr Joseph Ingrassia, éditions Dolomites.

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