vendredi 30 septembre 2016

Malformations congénitales : d’étranges coïncidences

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par Pascale Santi

SÉVERIN MILLET

Exposition à un toxique ou simple hasard ? Plusieurs cas groupés de malformations congénitales, relevés en France ces dernières années, posent la question de la surveillance et de l’origine de ces anomalies rares. Une réunion organisée mardi 13 septembre à Santé publique France, qui rassemble plusieurs agences sanitaires, a fait le point sur ces suspicions d’excès de cas, les participants n’aboutissant pas toujours aux mêmes conclusions. Ces recherches, encore irrésolues, illustrent les difficultés de ces enquêtes épidémiologiques.
Les malformations en cause sont des agénésies des membres supérieurs isolées, c’est-à-dire l’absence de formation d’une main, d’un avant-bras ou d’un bras au cours du développement de l’embryon. La prévalence de ce type d’anomalies varie entre 1,2 et 1,8 cas pour 10 000 naissances, selon les registres. Soit un peu moins de 200 naissances chaque année – bien moins que les 3 000 cas de malformations liés à l’administration de Dépakine à des femmes enceintes, selon les calculs de l’épidémiologiste Catherine Hill. La rareté même de ces anomalies s’accompagne d’un phénomène bien connu en statistique : à chaque fois qu’un excès de cas est observé, la question se pose de savoir s’il est dû au hasard, ou si ce cluster(agrégat spatio-temporel) peut avoir une origine liée, par exemple, à l’environnement.

Question légitime : c’est la mise en évidence de tels « regroupements inhabituels d’un problème de santé dans un espace géographique et dans une période de temps donnés » – selon la définition de l’Institut national de veille sanitaire (InVS) – qui a permis de déterminer le rôle tératogène du Distilbène, du Thalidomide et, plus récemment, de la Dépakine.
Trois suspicions d’agrégats
Etat des lieux. Trois bébés atteints d’agénésies de membres supérieurs sont nés entre 2012 et 2014 dans la même commune du Morbihan. Il s’agit bien là d’un agrégat, estime Santé publique France. Isabelle Taymans témoigne : sa fille est née il y a quatre ans avec une agénésie de l’avant-bras. Elle a appris, un an plus tard, qu’un enfant du voisinage était atteint d’une malformation identique. Et, par l’intermédiaire de Facebook, elle découvre en 2014 qu’une autre femme, résidant dans cette même commune, a eu un bébé avec cette malformation. Isabelle Taymans, médecin et membre d’Assedea, une association qui regroupe principalement des parents d’enfants touchés par des agénésies, alerte alors le registre des malformations congénitales de Bretagne. Pour l’heure, aucune cause n’a été identifiée. Les recherches se poursuivent.
En Loire-Atlantique, en février 2013, un médecin rééducateur, alerté par une enseignante, signale le cas de trois enfants scolarisés dans une école maternelle, nés en 2007 et 2008, atteints d’agénésies de membres supérieurs. Il ressort, après enquête de la cellule inter-régionale d’épidémiologie (CIRE) de Loire-Atlantique (structure commune de Santé publique France et de l’Agence régionale de santé), qu’il ne s’agit pas d’un excès de cas.
Dans l’Ain, sur un périmètre de 17 km, six cas d’agénésies des membres supérieurs ont été identifiés entre 2009 et 2014 chez des enfants dont les parents résidaient dans le département au moment de la grossesse, selon le Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), qui a mené des recherches actives. A partir de la fin 2014, la CIRE Rhône-Alpes a participé à la réflexion sur les investigations à mener. Au vu des résultats, « il ressort que ce cluster n’est probablement pas dû au hasard », estime le Remera dans un rapport rédigé en 2015 et remis à l’InVS. Le nombre de cas constatés (six) est plus élevé que le nombre de cas attendus dans la population de l’Ain (de quatre pour le département et de 0,11 pour le périmètre géographique identifié), indique le rapport du Remera.
Au total, « trois suspicions d’agrégats ont été signalées en trois endroits distincts, rapprochés dans le temps, de cette même anomalie. C’est rarissime pour une anomalie aussi spécifique que l’agénésie transverse du membre supérieur », assure Emmanuelle Amar, directrice générale du Remera.
Mais les interprétations divergent. « Le nombre de cas dans l’Ain n’est pas supérieur au nombre de cas attendus », indique le docteur Véronique Goulet, épidémiologiste au programme Santé périnatale de Santé publique France. Les méthodes de calcul ne sont pas les mêmes. Le Remera a utilisé le logiciel SaTScan, proposé par Martin Kulldorff, de l’université Harvard, tandis qu’un programme développé en Californie a été employé par la CIRE Rhône-Alpes, qui va prochainement finaliser un rapport sur le sujet. Mais pour Santé publique France, « les investigations ont été faites. Aucune cause commune à ces différents cas d’agénésies n’a pu être établie ».
Pourtant, selon le rapport du Remera, s’agissant des cas dans l’Ain, « l’hypothèse la plus probable serait celle d’une exposition à un tératogène commun à ces six mères, peut-être une substance utilisée en agriculture ou en médecine vétérinaire »« Ce sont des hypothèses qui restent bien sûr à vérifier », précise Mme Amar. Fait troublant, plusieurs cas de malformations de veaux (nés avec des agénésies de côtes et de queue), nés dans l’épicentre du cluster humain de l’Ain, ont été notés au cours de ces années.
Sources d’incertitude
« Ces suspicions de clusters sont inquiétantes », estime Michelle Cosmao, coresponsable de la commission Causes et recherches à l’Assedea. « Les causes des agénésies, une fois écartées les raisons génétiques et les brides [filaments] amniotiques, restent assez floues », précise-t-elle. «A la naissance de votre enfant, c’est difficile de ne pas avoir d’explication. C’est culpabilisant, on se demande : qu’ai-je fait ? Puis cela s’estompe », ajoute une mère.
L’étude des clusters « fait partie des plus grandes difficultés de l’investigation épidémiologique », selon le professeur William Dab, titulaire de la chaire Hygiène et sécurité aux Arts et métiers (CNAM). « Il existe trois sources d’incertitudes : la nature du problème de santé – est-il isolé ou non –, la période considérée, et la zone géographique. » Dans l’histoire des clusters, ajoute-t-il, « les recherches de cause ont été non concluantes dans leur grande majorité. Il peut aussi y avoir des interprétations divergentes entre experts de bonne foi ».
« Nous sommes très attentifs à d’éventuels agents tératogènes dans tous les cas d’agrégats », indique le docteur Goulet. « Les équipes vont faire une surveillance renforcée de ces malformations », poursuit-elle. Dans tous les cas, « des moyens supplémentaires devraient être alloués pour ces investigations, notamment pour les registres, ce alors même que nous devons réduire les budgets », souligne l’épidémiologiste, qui elle-même a dû être rappelée pour suivre cette question. Des pistes de réflexion sont d’ores et déjà engagées : il est important que les données collectées par les registres soient codifiées de la même façon.
Dans tous les cas, « il est important de rendre compte de ces résultats aux familles, ce que nous allons faire », poursuit le docteur Goulet. Dans le contexte de l’affaire de la Dépakine, qui a conduit la ministre de la santé, Marisol Touraine, à demander la création d’un registre national des malformations, les divergences d’appréciation sur ces suspicions d’agrégats suggèrent que ce chantier mérite la plus grande attention.

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