dimanche 17 juillet 2016

Stefan Zweig, si cruellement lucide, par Roland Gori

LE MONDE DES LIVRES

Roland Gori.
Roland Gori. Olivier Roller

« Conscience contre violence », de Stefan Zweig, 1936 ; traduit de l’allemand (Autriche) par Alzir Hella, Livre de poche, 2010.
Au moment où, dans le clair-obscur des crises, renaissent les monstres des fanatismes cruels, des nationalismes cyniques, des replis identitaires frileux, il faut relire Zweig ! Tout Zweig, l’écrivain des passions, l’Européen des Lumières, le citoyen du monde, le juif apatride, l’amoureux de la diversité brésilienne, seule « terre d’avenir » pour un monde chaotique qui a trop longtemps aligné le classement des peuples sur leur puissance industrielle, financière et militaire.
Il faut relire son éloge d’un Brésil, quelque peu imaginaire, transformé en modèle de communauté humaine où la culture naît du ­mélange des races, de la fusion des particularismes religieux, ethniques et historiques.

Il faut relire Zweig, ses appels aux Européens, sa « lutte pour la fraternité spirituelle », seule à même de « guérir » le Vieux Continent de la « maladie mortelle » des nationalismes nés de la dislocation des mondes soumis aux ­impérialismes marchands, à la fragmentation des peuples hypnotisés par des idéologies fanatiques.
Il est un livre remarquable et injus­tement négligé de Zweig, Conscience contre violence, dont je voudrais prescrire la lecture à ceux qui nous gouvernent et dont chaque phrase me semble éclairer de manière fulgurante notre actualité.
Le livre, publié en avril 1936, est un authentique manifeste humaniste, une défense acharnée de la liberté, de la tolérance et de la justice face aux dictatures éthico­-religieuses et à leurs crimes. Pour comprendre Hitler et ses hordes barbares, Zweig relate l’histoire de Sébastien Castellion (1515-1563), ce « “soldat inconnu” de la grande guerre de libération du genre humain », humaniste et érudit.
Si, en palimpseste, nous pouvons lire dans les méthodes de violence et de brutalité qu’une petite mais audacieuse minorité calviniste fait régner sur l’indolente majorité des citoyens de Genève les agissements des meutes nazies, leurs pratiques d’intimidation et de terreur, alors peut-être, en palimpseste, pouvons-nous comprendre, aussi, ce qui nous arrive aujourd’hui. Comment les idéologies les plus folles parviennent à hystériser les masses et les individus en anesthésiant leur douleur d’exister ?
Une voix pour défier la violence
Au milieu du XVIe siècle, et à la suite du triomphe définitif du protestantisme à Genève, le prêtre révolutionnaire et terroriste Guillaume Farel installe Calvin au pouvoir dans la ville. Genève vient d’approuver la nouvelle religion réformée, mais se trouve menacée par le chaos des divisions civiles qui mettent en péril l’ordre et la prospérité. Elle s’offre pieds et poings liés à Jean Calvin, qui réclame du Conseil de Genève et de tous ses ­habitants une obéissance absolue : « Ce n’est plus à un livre, mais à une ville, à un Etat qu’il va essayer d’imprimer la forme de sa volonté. »
Quiconque s’oppose à sa volonté est soupçonné d’hérésie et doit quitter la ville, ou se voit persécuté et risquer le bûcher − tel Michel ­Servet, « premier meurtre religieux de la Réforme »,dira Voltaire. Face à la mise en servitude généralisée des citoyens, avec ses pratiques de contrôle, de surveillance, de délation et de « chasse à l’homme », face à ce régime de terreur, il y a une conscience pour se révolter, une voix pour défier la violence.
Face à la « Gestapo des mœurs » installée par Calvin et Farel, cette voix est celle de Castellion : « Brûler un homme, cela ne s’appelle pas défendre une doctrine, mais commettre un homicide. » Dans le bruit assourdissant des débats religieux et idéologiques dont les totalitarismes couvrent leurs crimes, il y a la nudité ­féroce des homicides. Castellion le dit. Nous l’entendons encore, au travers des siècles, afin que la liberté puisse, aujourd’hui encore, être toujours approchée comme un bien sacré plutôt que ­réduite à une habitude.
Et Zweig, si cruellement lucide, si férocement perspicace, délivre le message d’espoir le plus salubre qui soit pour une « désintoxication morale » de l’Europe par la force des savoirs, des cultures et des humanités : « C’est en vain que l’autorité pense avoir vaincu la pensée libre parce qu’elle l’a ­enchaînée. »
Roland Gori est psychanalyste et écrivain. Il est l’auteur, notamment, de De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? (Denoël, 2010) et de L’Individu ­ingouvernable (Les Liens qui libèrent, 2015). Il est, avec Stefan Chedri, l’initiateur du ­mouvement l’Appel des appels,« collectif ­national pour résister à la destruction volontaire et ­systématique de tout ce qui tisse le lien social ».

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