vendredi 24 juin 2016

Le bien-être, une arnaque et un piège

LE MONDE DES LIVRES  | Par Roger-Pol Droit
Le Syndrome du bien-être (The Wellness Syndrome), de Carl Cederström et André Spicer, traduit de l’anglais par Edouard Jacquemoud, L’Echappée, « Pour en finir avec », 172 p.

Journée mondiale du Tai Chi et du Qigong.
Journée mondiale du Tai Chi et du Qigong. WORLD TAI CHI & QIGONG DAY/DOMAINE PUBLIC

Attention à ce que vous mangez ! Cinq fruits et légumes par jour, bien sûr, mais aussi du bio, du ­light, du local, du frais, de l’authentique, du vitaminé, sans oublier des fibres. Pas de gras, de lourd ni d’indigeste. Jamais ­d’alcool, pas de drogue. Attention à bien bouger ! Minimum 10 000 pas, quelques escaliers, du Vélib’, du fitness, des pompes – ne négligez ni bouteille d’eau ni baies de goji. Attention à bien penser ! Positif, forcément positif. Méditation, pleine conscience, yoga, au minimum. Détox et déstress plutôt qu’intox et détresse, toujours. Sans relâche. Sans faille. Votre bien-être est à ce prix.
Chacun aura reconnu, à défaut de sa vie personnelle, les ritournelles de l’époque, devenues planétaires. Deux enseignants de business schools suédoises dénoncent les méfaits de cette idéologie tyrannique en décortiquant « le syndrome du bien-être ». Ils sont bien placés pour en constater les ravages sur les étudiants, qui se voient désormais proposer par quantité de campus à travers le monde des « chartes de bonne santé », intégrant repas sains, excursions saines, loisirs sains.
Coercition obsessionnelle
Leur critique ne porte évidemment pas sur le caractère infondé de ces conseils, mais sur la coercition obsessionnelle qu’ils créent. Quand équilibre et sveltesse deviennent obligations morales, normes auxquelles nul ne peut ni ne doit déroger, il y a du totalitarisme dans l’air, même s’il est aimablement grimé en prescription médicale.
Carl Cederström et André Spicer soulignent ce glissement, insidieux mais inéluctable, de la norme médicale vers la norme morale. Les trop gros, trop paresseux, trop gourmands, amateurs de gras-double et de siestes, deviennent vite de mauvaises personnes – à peine moins haïssables que fumeurs et alcooliques.
Nos deux enquêteurs montrent également à quel point l’obsession du bien-être génère de la ­culpabilité (ai-je bien fait tout ce qu’il faut ?) et du repli sur soi (combien de pas, de calories, de marches depuis ce matin ?). Ce piège narcissique est une manière de se couper du monde, des autres, du réel. Mais pas du rendement, car l’arnaque du bien-être n’a qu’un seul vrai but  : la compétitivité. L’employé plus sain, plus zen et plus heureux est aussi plus performant.

Antiguide

Il n’y a rien de neuf dans ce diagnostic. Mais il est utile de le reformuler, tant le martèlement des impératifs du bien-être est puissant. Cet essai s’y consacre à bon escient, et avec aisance, bien que ses références soient parfois curieuses, dans leurs oublis comme leurs admirations.
Les auteurs ignorent par exemple les travaux d’Isabelle Queval, qui a depuis longtemps analysé le « complexe médico-sportif » enserrant nos existences et la culpabilité engendrée par les échecs inévitables de la vie réelle (notamment dans Le Corps aujour­d’hui, Folio, 2008). En revanche, nos deux professeurs prennent les logorrhées de Slavoj Zizek pour des analyses philosophiques, ce qui laisse planer un doute sur leur clairvoyance.
Ce ne sont pas des raisons suffisantes pour déconseiller cet essai. Au contraire, si vous avez des céréales bio plein les placards, des applis de fitness plein le portable et de bonnes résolutions plein la tête, il vous est vivement recommandé de ne pas aller courir demain et de lire, à la place, cet antiguide. Il devrait au moins vous rappeler une vérité de base  : le monde ne sera pas meilleur s’il est plus sain.

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