mardi 7 juin 2016

Alain Brunet, le psy qui répare les mémoires après les attentats

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO Par Sandrine Cabut
Alain Brunet, psychologue, le 24 mai, à l’hôpital de la Pitié-Salpetrière, à Paris.
Alain Brunet, psychologue, le 24 mai, à l’hôpital de la Pitié-Salpetrière, à Paris. FREDERIC STUCIN / PASCO POUR LE MONDE
Sa distraction, dit-il, est légendaire. « J’ai tout oublié, sauf mes enfants, mais cela pourrait arriver », sourit Alain Brunet. Distrait peut-être, mais incontestablement brillant. A 52 ans, ce psychologue clinicien et chercheur québécois est devenu l’un des grands spécialistes des états de stress post-traumatique (ESPT), pour lesquels il a mis au point un traitement étonnant. Son principe : associer une psychothérapie brève avec réactivation du souvenir traumatique et du propranolol, un médicament qui diminue l’intensité des émotions associées à un souvenir.
Les médias français ont découvert la « méthode Brunet » mi-avril, quand le chercheur de l’université McGill de Montréal est venu dans la capitale présenter le projet « Paris MEM », une étude qui va tester cette stratégie chez des centaines d’individus souffrant d’ESPT, principalement dans les suites des attentats du 13 novembre 2015.

« Une riposte au terrorisme »
« L’état de stress post-traumatique est un trouble de la mémoire émotionnelle », justifie Alain Brunet. D’où l’idée d’apaiser cette mémoire trop vive, cause de tous les maux dans l’ESPT : flash-back, cauchemars… En pratique, le patient prend un comprimé de propranolol avant chaque session de psychothérapie. La première fois, il écrit le récit de son trauma. Il va le lire à l’intervenant à chacune des six séances. En fin de traitement, le ressenti lié au texte doit avoir perdu de son intensité.
L’ampleur de l’étude parisienne – qui vise 400 participants – est inédite ; l’enthousiasme et la fébrilité du professeur Brunet, perceptibles. Pour le clinicien et humaniste qu’il est, c’est « la possibilité de remettre des gens sur pied en un temps record après un événement de grande envergure ». « Une riposte de la psychiatrie au terrorisme » aussi. Et, pour le chercheur universitaire qu’il est tout autant, c’est « l’opportunité de valider à grande échelle le blocage de la reconsolidation mnésique ». L’aboutissement de vingt ans de recherches, celui d’un long chemin semé d’embûches.
Sa première rencontre avec les traumas psychiques est brutale. Alain Brunet est étudiant en psychologie quand le Québec connaît la pire tuerie scolaire de son histoire, le 6 décembre 1989. Un homme de 25 ans tue quatorze élèves filles de Polytechnique Montréal au nom d’un combat antiféministe, avant de se donner la mort. « J’ai été frappé par le peu de connaissances que l’on avait du stress post-traumatique, qui était pourtant répertorié dans le DSM [la classification nord-américaine des maladies mentales] depuis 1980 », se souvient-il.
Quelques années plus tard, en stage postdoctoral à San Francisco, il assiste à une conférence du Californien Larry Cahill. Grâce à des expériences chez des sujets sains, le chercheur américain a montré que la prise de propranolol – un médicament ancien utilisé notamment en cardiologie – réduit l’intensité de souvenirs émotionnels sans affecter celle de souvenirs neutres. Le Canadien est fasciné, tout comme Guillaume Vaiva et François Ducrocq, deux jeunes psychiatres français qu’il a rencontrés à la fin des années 1990 au Texas lors d’un congrès. « On a tout de suite accroché avec ce type dont on percevait l’intelligence et l’épaisseur, souligne François Ducrocq, aujourd’hui chef des urgences psychiatriques au CHU de Lille. Il était intéressé par les théories psychodynamiques à la française, tout en ayant la rigueur anglo-saxonne et leur côté machine de guerre pour les publications. »
« Pont » sur l’Atlantique
« Alain Brunet, qui est parfaitement bilingue, a fait le pont entre les deux côtés de l’Atlantique où les conceptions du stress post-traumatique étaient bien différentes, poursuit Guillaume Vaiva, désormais professeur de psychiatrie à Lille. En France, c’était surtout l’affaire des psychiatres militaires, et la prise en charge, surtout psychanalytique, avait montré ses limites. L’approche nord-américaine était centrée sur les thérapies cognitivo-comportementales, avec de bons résultats, mais une rechute fréquente. »
Au sein du trio, l’idée germe de tester le propranolol en prévention, chez des personnes qui viennent d’être exposées à un événement traumatisant. Mais c’est en France que va se faire l’étude, car, contrairement à leur collègue canadien, les docteurs Vaiva et Ducrocq ont un accès immédiat aux victimes, grâce aux cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP), mises en place après les attentats de 1995.
Les résultats, positifs, sont publiés en 2003, quelques mois après ceux d’un essai américain. « Nous étions fiers, mais nous avons vite réalisé que ce protocole serait quasi inapplicable en routine : il faut prendre le médicament dans les deux à cinq premières heures, avant la consolidation de la mémoire », explique Alain Brunet.
Une autre rencontre va lui rouvrir de nouveaux horizons : celle de Karim Nader, un chercheur de McGill qui vient de découvrir qu’un souvenir consolidé – passé dans la mémoire à long terme – n’est en fait pas « marqué au fer rouge » comme on le pensait jusqu’alors. « A chaque fois qu’on se le remémore, il doit être consolidé de nouveauCela signifiait qu’il était possible d’intervenir sur un souvenir traumatique chez des patients avec un ESPT constitué », résume Brunet. Cette fois, il est décidé à mener l’étude au Canada. Il envisage d’abord de recruter des vétérans canadiens, d’autant qu’il coordonne un programme national de recherche sur cette population. Mais le projet est refusé. « Nos travaux faisaient peur, les gens pensaient qu’on effaçait la mémoire », assure le chercheur. L’essai est finalement conduit chez des civils.
« Dès 2005, j’avais la preuve que cette approche était pertinente chez dix-neuf patients. Mais cet article, qui est aujourd’hui mon papier le plus cité, a été le plus difficile à publier de ma carrière : il a fallu trois ans », s’amuse-t-il. Depuis, Alain Brunet a confirmé ses résultats lors d’autres études, menées notamment avec des collègues de Boston et de Toulouse, et plus récemment au Népal. « Les symptômes diminuent de 50 %, et deux tiers des patients ne remplissent plus les critères de l’ESPT en fin de traitement. C’est aussi efficace qu’un an de psychothérapie, ou de mois d’antidépresseurs. »
« Une portée universelle »
En sera-t-il de même dans l’étude parisienne ? Une fois de plus, les débuts ont été difficiles. Quand le Canadien est venu proposer son aide aux psys parisiens, lors d’une réunion mi-décembre, il n’a pas, loin s’en faut, été accueilli à bras ouverts, notamment par les praticiens proches de la psychanalyse. L’intervention du professeur Bruno Millet, psychiatre à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), qui s’est porté volontaire pour agir à titre d’investigateur coordonnateur de l’étude, a débloqué la situation.
Impatient, Alain Brunet voit déjà plus loin. « Le succès de notre traitement au Népal montre que cette approche est transculturelle, et pourrait avoir une portée universelle, espère-t-il. On peut aussi l’envisager pour d’autres pathologies où la mémoire émotionnelle joue un rôle central : les toxicomanies, dont la dépendance à l’alcool, les phobies… »
« Avec cette chimiofacilitation d’une psychothérapie, Alain Brunet est à l’origine d’un changement de paradigme en psychiatrie, affirme Guillaume Vaiva. Cette approche se développe désormais avec d’autres molécules que le propranolol, comme les corticoïdes. »

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