vendredi 6 mai 2016

Philosophie. N’ayons plus peur de notre cerveau

LE MONDE DES LIVRES | Par Nicolas Weill

PET scans du cerveau humain.
PET scans du cerveau humain. WELLCOME DEPT. OF COGNITIVE NEUROLOGY/SPL/COSMOS

Les progrès spectaculaires des neurosciences – ou sciences du cerveau – et leur application aux sciences cognitives, celles qui traitent de l’esprit, sont tels, depuis quelques décennies, que l’image multicolore censée illustrer les localisations cérébrales (langage, émotion, perception, etc.) a remplacé, à titre d’emblème de la science, les schémas de l’atome. L’idée que l’esprit ­humain est un objet de même type que ceux dont s’occupent les sciences de la nature se renforce, balayant les résistances de la ­phénoménologie ou de la psychologie traditionnelle (psychanalyse incluse) pour qui l’esprit procède d’une essence différente de celle des choses.
Ce « naturalisme », Daniel And­ler, philosophe des sciences et mathématicien sans doute le mieux informé de l’état des lieux international des études cogni­tives, en est convaincu. Pour lui, il n’y a bel et bien qu’un seul monde. C’est ce qui donne du prix à sa critique du triomphalisme régnant dans ce champ prometteur qui attire à lui de plus en plus de chercheurs et de ­budgets.
Car, pour Daniel Andler, la science n’est pas une abstraction mais l’ensemble des programmes scientifiques en cours et leurs ­résultats concrets. En passant à la loupe non seulement les argumentaires mais aussi l’écart entre les ambitions et les bilans, une impression générale se dégage : les peurs que suscite le naturalisme sont loin de correspondre à la situation effective de ce savoir aux hypothèses encore tâtonnantes. Tel est l’un des apports de ce livre exigeant mais toujours clair pour qui lui accorde l’attention requise. En instillant chez les thuriféraires des sciences cognitives une légère pointe de dégrisement tout en rejetant les adversaires résolus du naturalisme vers le créationnisme, la magie ou la Providence, il constitue une véritable entreprise de salubrité publique.

La Silhouette de l’humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ?, de Daniel Andler, Gallimard, « NRF essais », 556 p.
Repousser aussi bien la naïveté que le ­dogmatisme
Cet essai magistral, regorgeant d’exemples et d’informations sur un domaine plus admiré (ou redouté) que connu, s’inscrit dans une démarche critique, boule­versant nos préjugés les mieux partagés. Quand son auteur parle de « critique », il ne suppose pas, à la manière de Kant, qu’il y aurait des limites internes à la connaissance du fonctionnement et des origines de nos processus mentaux, mais que, face au développement de la « naturalisation de l’esprit », il convient de repousser aussi bien la naïveté que le ­dogmatisme.
Or les sciences cognitives pèchent souvent par l’une et l’autre voie, montre Daniel Andler. Elles cèdent volontiers au « panglossisme », autrement dit à la prétention d’expliquer tous les phénomènes humains par une seule instance, cognitive ou cervicale (Pangloss étant ce personnage de philosophe du Candide, de Voltaire, caricature de Leibniz, justifiant tout et n’importe quoi). Ainsi les programmes d’intelligence artificielle des années 1960 ont prétendu cartographier ­l’ensemble des comportements et des pensées humaines à la ­manière d’un ordinateur, avant d’en rabattre sur leurs ambitions. Puis le Programme de Santa Barbara, succédant à la très controversée sociobiologie d’E. O. Wilson, pensait pouvoir réduire l’esprit à un faisceau d’algorithmes rendant compte intégralement de l’adaptation de l’homme à son environnement, l’essentiel ayant été en gros acquis au pléistocène : « l’homme moderne abrite un ­esprit façonné à l’âge de pierre », résumait un slogan.
Au fil des pages, ce « panglossisme » reçoit de sérieux démentis. Par exemple, le brain mapping (l’idée que les fonctions mentales correspondraient à des localisations précises dans le cerveau) doit affronter les thèses continuistes (l’ensemble de l’organe cervical contribue à l’accomplissement d’une fonction mentale). En outre, les progrès des neurosciences sont tels que l’objectif de fournir un fondement biologique à l’esprit pourrait être dépassé. De même que la physique a fini par laisser de côté la notion trop généralede matière ou la biologie, celle de vie.
Par ailleurs, selon Daniel And­ler, la naturalisation de l’esprit achoppe sur le comportement de l’agent en situation et en ­contexte : « Le monde est trop compliqué pour qu’on puisse établir un catalogue des situations possibles et des règles à appliquer dans chacune », écrit-il. S’ima­giner un univers où tout serait calculable, où tout serait objet de science, reste une utopie. « Chaque comportement est naturel, l’incroyant que je suis n’en doute pas un instant ; pour autant le comportement de l’agent est un objet récalcitrant », conclut-il en rappelant qu’il n’y a pas de science des nuages. Le principe d’incertitude est une pierre dans le jardin des amateurs de changement de paradigme, comme dans celui des tenants de la « neuro­économie » ou de ceux qui imaginent réduire la science politique au choix rationnel.
Mais qu’en sera-t-il demain ? Ce gros livre a la modestie de se présenter comme un rapport d’étape. Pour l’heure, pense-t-il, « on peut admettre que tout est composé d’une étoffe matérielle (certifiée par la physique fondamentale) et résulte de processus naturel (…) sans accepter ipso facto que les sciences de la ­nature soient en état, aujourd’hui ou demain, de rendre compte de tout ce qui se produit, en parti­culier de dicter notre action dans tous les domaines ». A lire ce livre, on saisit donc que l’avenir reste ouvert. Le progrès de la science n’engendre pas forcément des monstres, ni des post-humains.

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