lundi 23 mai 2016

Les neurosciences peuvent-elles sauver l’école ?

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par Sandrine Cabut (avec Luc Cédelle)
VALERO DOVAL
Les recherches en neurosciences et la psychologie expérimentale peuvent-elles venir au secours de l’enseignement ? Reconnue officiellement par un rapport de l’OCDE de 2007, la neuroéducation (mariage des sciences cognitives et éducatives) suscite des réticences, mais commence à faire école en France. De quoi sauver un système éducatif à bout de souffle ? Rendus publics fin 2013, les résultats de la dernière enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), qui analyse les compétences des jeunes de 15 ans dans 65 pays, ont frappé les esprits. Entre 2003 et 2012, le pourcentage d’élèves en difficulté s’est envolé dans notre pays, passant de 16,6 % à 22,4 % ; et le système éducatif est devenu plus inégalitaire. Un rapport de l’Unicef, publié en avril, situe la France à la 35e place sur 37 dans le classement des écarts scolaires.

Que se passe-t-il dans un cerveau qui apprend ? Comment le comportement d’un enfant se modifie-t-il pendant l’apprentissage de la lecture ou des mathématiques ? Que faire pour optimiser les acquisitions ? Pour explorer ces questions, les équipes de recherche s’appuient sur une palette d’outils : examens d’imagerie du cerveau, tests neuropsychologiques et cognitifs, mais aussi exploitations de big data, expériences chez l’animal… Des collaborations concrètes entre chercheurs et professionnels de l’enseignement se multiplient. Mais les scientifiques restent prudents.
Des IRM pour faire la lumière sur la lecture
« Nous pensons que les connaissances récentes sur le cerveau peuvent être utiles, mais ne prétendons pas révolutionner la pédagogie », prévient d’emblée Francis Eustache, qui dirige l’unité Inserm « neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine », à l’université Caen-Normandie. « De nombreux concepts ont été validés de longue date par les sciences de l’éducation et sont déjà appliqués dans les écoles. Ce que permettent les neurosciences, c’est de les théoriser », poursuit le chercheur, soulignant au passage l’ambiguïté du terme « neuroéducation », susceptible d’induire un « mauvais fantasme » chez certains professeurs.
« La notion d’échanges avec les enseignants, dans les deux sens, est cruciale pour progresser. Ce qu’ils nous disent, c’est que nos travaux éclairent leurs pratiques », complète la neuropsychologue Bérengère Guillery-Girard, chercheuse dans l’unité de Francis Eustache et coauteure avec ce dernier de La Neuroéducation. La mémoire au cœur des apprentissages(Odile Jacob, 172 p., 17,90 euros).
Depuis une dizaine d’années, des travaux innovants, dont ceux de l’équipe de Stanislas Dehaene (directeur de l’unité Inserm-CEA de neuro-imagerie cognitive à Saclay, Essonne), ont permis d’élucider les mécanismes neuronaux de certains apprentissages. Grâce à des examens en IRM, il a ainsi été établi que l’acquisition de la lecture fait se développer une connexion efficace entre la vision des lettres et le codage des centres du langage. Le processus nécessite un recyclage d’une région du cerveau initialement dévolue à la reconnaissance des objets et des visages pour répondre aux lettres et à leurs combinaisons. Des recherches de pointe, mais avec des applications concrètes puisqu’elles ont pu confirmer que l’entraînement du décodage lettres-sons (graphèmes-phonèmes) est la manière la plus rapide de développer le réseau de la lecture. Un argument de poids pour mettre un terme aux discussions longtemps houleuses entre les partisans de la méthode syllabique et ceux de la méthode globale.
Les quatre piliers de l’apprentissage
Les neurosciences cognitives ont identifié quatre piliers de l’apprentissage, résume Stanislas Dehaene dans ses conférences. Le premier est l’attention, qui fonctionne comme un projecteur et canalise les apprentissages. Il y a ensuite l’engagement actif de l’apprenant, passant par des autoévaluations et des contrôles réguliers des connaissances. Le troisième pilier est le retour d’information, ou feedback, le cerveau ayant besoin de faire des erreurs pour progresser. Enfin, le quatrième pilier est l’automatisation, qui s’acquiert notamment par la répétition quotidienne des apprentissages et grâce au sommeil, qui consolide les acquis de la journée.
Les équipes de recherche en sciences cognitives se spécialisent souvent dans un domaine : l’attention, la mémoire… Dans le Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (LaPsyDE), à la Sorbonne, le professeur Olivier Houdé et ses collaborateurs se sont focalisés sur le contrôle inhibiteur, c’est-à-dire la capacité du cerveau à résister à certains de ses automatismes et à changer de stratégie de raisonnement. « Notre idée, c’est qu’au cours des apprentissages scolaires et de certaines tâches de raisonnement logique, un certain nombre d’erreurs systématiques peuvent s’expliquer par notre tendance à nous en remettre à nos automatismes. On peut entraîner le cerveau à les éviter en lui apprenant à résister à ces automatismes », résume le professeur Grégoire Borst, directeur adjoint de ce laboratoire (CNRS, université Paris-Descartes).
Pour résoudre un problème, nous avons le choix entre deux stratégies de raisonnement, poursuit le chercheur : « Soit une heuristique (un automatisme), une stratégie rapide, qui fonctionne souvent mais pas toujours ; soit un algorithme, plus lent et plus coûteux cognitivement mais qui fonctionne toujours. »
Selon l’équipe du LaPsyDE, des erreurs récurrentes fréquentes au cours des apprentissages sont dues à l’application erronée d’une stratégie heuristique. Ainsi de certaines fautes d’orthographe, du type je les mangeS, qui résulte du réflexe de mettre un pluriel derrière unles. Autre piège classique : les problèmes arithmétiques à contenus verbaux, du type « Louise a 25 billes, elle a 5 billes de plus que Léo. Combien Léo a-t-il de billes ? » Beaucoup d’élèves répondent 30 (alors que la réponse correcte est 20), car ils ont déclenché automatiquement une addition en entendant le mot « plus ».
« Faire prendre conscience à un enfant qu’il est devant un piège est fondamental pour qu’il puisse le déjouer, souligne Grégoire Borst. En imagerie fonctionnelle, nous avons montré que le cerveau passe de l’erreur à la réussite en se reconfigurant. Il y a un basculement de l’activation cérébrale de la partie postérieure du cortex – impliquée dans les automatismes – au cortex préfrontal, zone du blocage des heuristiques. » L’inhibition est un mécanisme-clé des apprentissages, au même titre que le recyclage neuronal, estime le chercheur.
Pour évaluer les bénéfices potentiels d’une pédagogie de cette résistance aux automatismes, l’équipe du LaPsyDE commence une étude auprès de 150 élèves de CM1 de Caen. Ils sont invités à « jouer » quinze minutes par jour pendant cinq semaines avec une tablette tactile, selon différentes modalités. Un groupe s’entraîne à l’inhibition, un second à la méditation de pleine conscience, un troisième à la mémoire de travail. Les effets relatifs de chacun de ces apprentissages sur le cerveau seront évalués par des tests cognitifs et des IRM, avant et après ces entraînements.
A l’Institut Pasteur, à Paris, l’équipe « perception et mémoire », dirigée par Pierre-Marie Lledo, explore d’autres approches originales au service de la neuroéducation. Grâce à une technique d’optogénétique – alliance d’optique et de génétique permettant de télécommander l’activation ou l’inhibition d’un neurone –, les chercheuses Mariana Alonso et Anne Grelat étudient le rôle de la récompense sur l’apprentissage olfactif des souris.
Application mobile
Dans la même unité, une application mobile est en cours de développement, dont l’un des principaux objectifs est l’aide à l’optimisation des performances cognitives. Elle pourrait être utilisée par des étudiants. « Chaque jour, lors d’un rapide test, l’utilisateur renseigne le logiciel sur son comportement : sommeil, humeur, consommation de produits…, détaille le professeur Lledo. Ces données, ainsi que d’autres enregistrées par des capteurs du smartphone – relatives à la voix, aux mimiques, aux mouvements… – sont analysées par un algorithme. En retour, l’application restitue presque instantanément à l’utilisateur des informations sur son état cognitif ; et fait éventuellement des propositions de réajustement. Le programme peut, par exemple, détecter un ralentissement dans l’exécution des tâches. » L’application, qui va bientôt faire l’objet de tests, pourrait être disponible en open source avant la fin de l’année.
Les travaux de recherche foisonnent, les projets associant scientifiques et enseignants aussi. Mais le sujet de la neuroéducation fait toujours débat et, sur le terrain, la diffusion des neurosciences au sein du système éducatif reste difficile, soulignent des auteurs du dossier « Neurosciences et pédagogie », paru en février dans les Cahiers pédagogiques.
« Les neurosciences exercent aujourd’hui un immense attrait sur la communauté enseignante, au risque que certains puissent les voir comme détentrices de vérités sur les pratiques de classe », analyse Ange Ansour, responsable du programme les Savanturiers, au Centre de recherches interdisciplinaires (CRI). « Les neurosciences ont accompli d’immenses progrès dans l’explication et la description du fonctionnement cérébral. Toutefois, il n’existe pas de passage direct entre la description de ces phénomènes et la prescription faite aux enseignants de ce qu’ils devraient faire dans leurs classes », relève l’ancienne institutrice.
Pour les chercheurs, le champ de la neuroéducation s’annonce passionnant, et particulièrement large. Au-delà des enfants en situation normale d’apprentissage, les données des sciences cognitives peuvent aussi être mises au service d’élèves connaissant des difficultés spécifiques : troubles « dys », comme la dyslexie et la dyspraxie ; atteintes de la mémoire lors d’épilepsies sévères ou de troubles autistiques. Et les enfants ne sont pas les seuls concernés. « L’éducation, ce n’est pas seulement à l’école, et elle est d’autant plus essentielle que ses répercussions se font sentir toute la vie, souligne Francis Eustache. Les activités intellectuelles jouent un rôle déterminant dans la prévention des troubles de la mémoire. Plusieurs études ont constaté que l’incidence de la maladie d’Alzheimer commence à diminuer, en particulier chez les femmes. Une évolution qui s’explique en partie par le fait que les filles de cette génération ont eu davantage accès aux études que celles de la précédente. »
Une table ronde consacrée à la neuroéducation se tient mercredi 25 mai, à 18 h 30, au Centre national des arts et métiers à Paris, dans le cadre du Forum science, recherche et société organisé par « Le Monde » et « La Recherche ». Entrée libre sur inscription : forum-srs.com.

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