vendredi 1 avril 2016

POIDS DE SENTEURS

Par Robert Maggiori —  (mis à jour à )

Alain Leygonie ressuscite les univers de l’effluve et le souvenir des odeurs.

Plutôt que les odeurs elles-mêmes, l’écrivain décrit les remembrances qu’elles provoquent.
Plutôt que les odeurs elles-mêmes, l’écrivain décrit les remembrances qu’elles provoquent. Photo Dylan Martinez. Reuters
Quelle odeur a le brouillard ? «La campagne ne sent pas comme d’habitude, et la ville non plus», quand l’humide grisaille dissimule la nature. Seul le buis s’en réjouit, dont la fragrance n’est jamais «aussi vraie, aussi parlante, aussi suggestive» que par temps de brouillard, qui«réussit» aux végétaux, «à la terre qui les nourrit et même à la pierre de nos vieilles demeures». L’odeur du brouillard, en fait, c’est la mémoire, cette lente activité de la conscience qui, attendant que «le temps se lève» et que tout reprenne ses couleurs, «fait son miel de la moindre image, du moindre bruit», et les rattache mélancoliquement à une trace mnésique lointaine. Qui se soucie de l’usage réel de la colle Cléopâtre ? Le fameux pot de pâte blanche parfumée aux amandes demeure pour tous un «capital affectif», ou olfactif, et «colle» aux souvenirs de maternelle, d’école primaire, ressuscite le visage de la maîtresse, la main de quelque cancre tachée d’encre, ravive le parfum des «fournitures», commandées à«la librairie-papeterie Guionie», les livres d’occasion couverts de papier kraft, le crayon mâchouillé, les bouts de craie, le rapporteur, le compas, la gomme rouge et bleu, rangés pêle-mêle dans la trousse en similicuir… 
Chimie. Ancien professeur de philosophie, écrivain, Alain Leygonie sait bien que les mots échouent à décrire les odeurs mais, lecteur de Proust, il sait aussi que, «quand d’un passé ancien rien ne subsiste», seules les odeurs (et sans doute les saveurs) demeurent : «Plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles.» Aussi, dans les Odeurs, ne se livre-t-il ni à une histoire, qui étudierait la manière dont les hommes se sont représenté les exhalaisons à travers les siècles, ni à une anthropologie, analysant les variations du rapport à l’odorat selon les cultures, ni à une chimie, disséquant les composants (mélisse, cardamome, cannelle, bergamote, genièvre, angélique…) de tel ou tel parfum, ni à une philosophie, où les positions par rapport au sens olfactif sont extrêmes («L’odorat empêche la pensée», disait saint Bernard, «tout mon génie est dans mes narines»,rétorquait Nietzsche). Il se «contente», pourrait-on dire en ajoutant la nuance de «contentement», de décrire, plutôt que les odeurs elles-mêmes, les remembrances qu’immanquablement elles provoquent, les situations, les expériences intimes ou sociales, les conditions, les faits, les pans de vie qu’elles font revenir à l’esprit, et toute une partie du monde, notamment rural, dont la réalité peu à peu s’estompe. 
L’odeur de la corne brûlée, par exemple, est insupportable - même s’il est rare qu’on puisse aujourd’hui dire qu’elle «empeste tout le quartier» : elle rappelle cependant le travail et les gestes du maréchal-ferrant, qui doit relever la jambe du cheval, la plier, la «poser sur le tablier de cuir, la maintenir d’une main ferme contre sa cuisse pour sculpter le sabot au moyen d’un ciseau et d’un marteau, tout en parlant à l’animal» dans un «mélange d’onomatopées, de cris brefs (Oh, oh! Oh là…), d’amabilités et de vagues menaces», avant que «dans un nuage de fumée grise» il ne fixe le fer porté au rouge sur la corne taillée.

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