mardi 1 mars 2016

Chronique du machisme ordinaire

LE MONDE ECONOMIE| Par Stéphane Lauer (New York, correspondant)
Maureen Sherry
Maureen Sherry BEOWULF SHEEHAN / MAUREENSHERRY.COM
La première impression est souvent la bonne. Maureen Sherry se souviendra longtemps de son premier jour à Wall Street, lorsqu’elle découvrit que, dans le carton de la pizza qui devait lui faire office de déjeuner, un collègue avait remplacé les rondelles de pepperoni par des préservatifs. Bienvenue au pays du machisme ordinaire.
Pendant les dix ans durant lesquels elle est restée chez Bear Stearns, l’une des banques d’affaires de Wall Street qui avait pignon sur rue jusqu’à sa faillite en 2008, cette grande jeune femme blonde a accumulé les anecdotes salaces comme celle-là, enduré les blagues obscènes et s’est heurtée au plafond de verre qui, si souvent, prive les femmes d’une carrière analogue à celle de leurs pairs masculins.
Une expérience qu’elle a décidé de faire partager au travers d’un livre fiction, largement inspiré de la réalité qu’elle a vécue dans les années 1990. Opening Belle (Simon & Schuster 2016, 25 dollars, non traduit), qui vient de sortir aux Etats-Unis, va être bientôt porté à l’écran avec, dans le premier rôle, Reese Witherspoon.
Le livre n’a rien d’un brûlot féministe. L’ouvrage est plutôt à classer dans la catégorie de ce que l’on appelle aux Etats-Unis un « chick lit », ce genre littéraire qui traite des problèmes des femmes modernes sur un ton humoristique, un peu désabusé. Du désabusement, il en aura fallu pour supporter la misogynie plus ou moins assumée de ses collègues.

Se taire pour le bien de l’équipe

Pendant des années, elle les a entendus débattre ouvertement, lors du recrutement de jeunes recrues, des critères physiques de ces dernières. En tête du CV de l’une d’elles, un petit croquis de ses seins avait été ajouté. Elle se souvient aussi que, lorsqu’elle allaitait son enfant et qu’elle se rendait à l’infirmerie de l’entreprise, une pompe à lait à la main, des collègues inspirés accompagnèrent plusieurs fois son trajet en poussant des meuglements. Une autre fois, l’un d’eux se permit de boire le lait qu’elle avait tiré et stocké dans le réfrigérateur du bureau.
L’auteure explique que, pour les femmes traders, il est difficile de se rebeller. « Elles ne veulent pas être perçues comme les fauteurs de trouble, explique-t-elle. Celles qui déposent plainte sont considérées comme faibles. C’est un travail d’équipe et elles s’ostracisent si elles agissent ainsi. »
Dans un pays où le politiquement correct semble omniprésent, les banques ont aussi un moyen de faire régner la loi du silence : le fameux « U4 », un document qu’on signe à l’embauche et qui stipule que les conflits ne doivent pas franchir les murs de l’entreprise. Les problèmes doivent se régler en interne, pas sur la place publique.
Malgré tout, de temps en temps, quelques cas forcent ces portes du secret et font prendre conscience qu’Opening Belle n’est pas qu’une fiction. Entre 2004 et 2007, Morgan Stanley a réglé à l’amiable deux procédures de discrimination sexuelle, permettant à plusieurs centaines de femmes d’obtenir 100 millions de dollars (91,8 millions d’euros) de dommages. En 2010, six employées avaient poursuivi Citigroup pour des faits similaires. Leurs supérieurs hiérarchiques leur avaient servi des amabilités du type « vous pourrez assister à des réunions quand vous apprendrez à jouer au golf », tandis que l’une d’elles s’est vu rétrograder à son retour de congé maternité.

De maigres avancées

La même année, en mars, trois employées se retournaient contre Bank of America pour« sexisme ». Plus récemment, en 2015, chez Goldman Sachs, une plaignante affirme avoir été agressée sexuellement par un collègue masculin marié après un dîner d’affaires. Lorsqu’elle l’a signalé à sa direction, elle a été rétrogradée. Enfin, une action de groupe contre Bank of America a abouti en 2013 à dédommager près de 5 000 femmes pour un montant total de 39 millions de dollars.
Pour camper son héroïne, Isabelle, Maureen Sherry s’est non seulement inspirée de sa propre expérience, mais elle a également recueilli des témoignages de femmes qui ont subi les mêmes discriminations. Certaines avaient ainsi dû promettre de ne pas faire d’enfant avant de se faire embaucher, tandis que d’autres ont été priées de revenir au travail deux semaines seulement après leur accouchement. L’auteure raconte que l’un de ses collègues lui a dit un jour que l’on ne devrait recruter que des femmes qui ont des frères, parce qu’elles sont plus promptes à encaisser les plaisanteries.
Depuis les années 1990, quelques progrès ont été enregistrés. Les banques d’investissement se sont dotées de commissions chargées de réfléchir à la diversité, certaines deviennent plus généreuses en termes de congés maternité, tandis que Morgan Stanley, après ces affaires retentissantes, a mis en place des procédures pour promouvoir les femmes de façon paritaire. Mais, comme le montre une étude menée par Bloomberg BusinessWeek en 2015, les diplômées d’un MBA entre 2007 et 2009 gagnent encore en moyenne 20 % de moins qu’un garçon qui était sur les mêmes bancs à l’université.
Lorsqu’elle démissionna de Bear Stearns, en 2000, Mme Sherry raconte que le service juridique lui donna un papier qu’il fallait absolument signer en échange d’un chèque. C’était une sorte d’engagement à ne jamais parler de ce qu’elle avait vécu pendant dix ans dans cette entreprise. Elle refusa, expliquant que « prendre l’argent, c’était renoncer à aider celles qui viendraient après [elle] ».

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