jeudi 18 février 2016

« Oublier l’histoire des mots, c’est renoncer à nous-mêmes »

LE MONDE | Par Cécile Ladjali (Ecrivaine et professeure agrégée de lettres dans le secondaire, chargée de cours à la Sorbonne Nouvelle)
A bien des égards, le monde risque de devenir bipartite : d’un côté, les riches de mots qui auront appris le latin ou le grec et orthographieront correctement ; de l’autre côté, les pauvres de mots (Photo: des étudiants de l'Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon aident des lycéens au lycée Jacques Brel de Vénissieux, en 2010 dans le cadre du programme multi-campus, multi-quartiers).
A bien des égards, le monde risque de devenir bipartite : d’un côté, les riches de mots qui auront appris le latin ou le grec et orthographieront correctement ; de l’autre côté, les pauvres de mots (Photo: des étudiants de l'Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon aident des lycéens au lycée Jacques Brel de Vénissieux, en 2010 dans le cadre du programme multi-campus, multi-quartiers). PHILIPPE MERLE / AFP
Par Cécile Ladjali (Écrivain et professeur agrégée de lettres)
Les mots et leurs formes étranges sont notre mémoire. Je les comparerais volontiers aux gracieuses auréoles que le bois des arbres décline comme autant de souvenirs des siècles, ou encore aux strates crayeuses le long des falaises qui rappellent aux marcheurs chaque vague, chaque tempête, chaque naufrage.
L’orthographe des mots est la trace fossile de notre passé, sans laquelle il est impossible de comprendre notre présent ni d’envisager sereinement l’avenir. Un accent, un tréma, une double consonne ne sont pas les caprices d’un scribe obscur ou d’un académicien abscons, mais les résultats de siècles et de siècles d’évolution. Le « t » qui semble allonger bizarrement le mot cent, n’a pas été placé là pour tourmenter les élèves, mais il est l’empreinte discrète que le mot latin centum, dont il est issu, a laissée aux hommes.

Outre que les élèves sont absolument fascinés quand le professeur fait évoluer phonétiquement un mot au tableau pour expliquer le mystère d’une graphie teigneuse, l’exercice comporte le mérite de les rattacher à une histoire sans laquelle ils auront toujours l’impression de flotter et de subir les signes sans les maîtriser.
Car les mots que nous prononçons, les phrases que nous déplions sont notre ontologie. Nous habitons notre langue et trouvons dans le langage un confort douillet dès lors que l’habitacle est solide. Cette assise, que le professeur doit à toute conscience en formation qui lui est confiée, sera celle des mots qui permettront à l’élève d’échapper à la contingence, en inscrivant son existence en dehors du fortuit.
Trop souvent j’ai entendu des lycéens me confier ne savoir ni d’où ils venaient ni où ils allaient. Aussi chaque lettre qui forme le mot peut-elle devenir l’inventaire – plus que symbolique encore – d’une mémoire à rappeler à soi, et le soubassement d’un être qui, privé du sens, sera dangereusement fragilisé.

Le classicisme et la règle

Le français est une langue difficile. Le français est une langue qui m’a malmenée longtemps et je crois que l’écriture m’est d’autant plus précieuse aujourd’hui qu’elle participe d’un combat. D’ailleurs je mesure toujours la force d’une œuvre littéraire à l’aune de cette lutte engagée entre l’écrivain et la langue.
A chaque fois que je me retrouve devant les élèves, je leur dis que ce qui fait la beauté de notre langue reste un certain rapport à l’effort, au classicisme, à la règle. Par ailleurs, nous vivons dans un monde de reproduction des élites. Les politiques démagogues le savent bien. Et c’est cette norme classique, induite par la mémoire des mots, que je voudrais que l’on continue à offrir aux élèves.
Avoir oublié les mots, leur sens, leurs racines, c’est avoir bu l’eau d’un Léthé monstrueux. Parce qu’à un moment l’école a renoncé à l’accompagner dignement dans les apprentissages et l’exigence, elle a contribué à inscrire le personnage de mon dernier roman en dehors de la société des hommes et de leurs petites cérémonies ordinaires qui s’organisent toujours autour d’un langage maîtrisé.
Oublier l’histoire des mots, que l’orthographe révèle si bien, revient à renoncer à une partie de nous-mêmes. A bien des égards, le monde risque de devenir bipartite : d’un côté, les riches de mots qui auront appris le latin ou le grec et orthographieront correctement ; de l’autre côté, les pauvres de mots qui flotteront parmi les signes, en subissant le joug humiliant de ceux qui parleront et penseront à leur place. Il ne s’agit pas de misère économique mais de misère linguistique.
Or je pense qu’à l’école de la République tous les élèves peuvent être également riches de mots, à condition qu’on choisisse de leur donner les bons sans les avoir défigurés.
Cécile Ladjali est l’auteur de Illettré (Actes Sud, 224 p., 19 euros), un roman qui met en scène un personnage dont la vie quotidienne est handicapée par l’illettrisme.
  • Cécile Ladjali (Ecrivaine et professeure agrégée de lettres dans le secondaire, chargée de cours à la Sorbonne Nouvelle)

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