dimanche 14 février 2016

La médecine menacée d’ « ubérisation »  ?

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO Par Pascale Santi
Demander conseil pour une allergie par téléphone, prendre un deuxième avis médical ou encore avoir une consultation en ­ligne, les offres se multiplient, sur ­Internet, sur mobile… Face à ce qu’il appelle l’« ubérisation de la santé », le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) a rendu public, le 10 février, un rapport pour réclamer la ­réglementation de la télémédecine et une meilleure régulation de ces offres émanant de sociétés privées.
La télémédecine (selon le décret du 19 octobre 2010) recouvre les actes médicaux réalisés à distance : télé-expertise, télésurveillance, téléassistance, téléconsultation et la régulation médicale – ce que fait le Samu par téléphone depuis des années. Elle est aussi utilisée de longue date dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou d’autres établissements de santé. Mais le lancement, en décembre 2015, du site Deuxiemeavis.fr, qui propose le service éponyme pour 295 euros, ainsi que les téléconsultations proposées par des assureurs privés tel Axa depuis mai, ont fait grincer des dents.

Qui paie quoi ?

Si 70 % des médecins jugent « nécessaire d’intégrer le numérique dans l’organisation des soins sur les territoires », selon Patrick Bouet, président du CNOM, « les prestations ouvertes par des sociétés intermédiaires à ­vocation commerciale ne sauraient s’affranchir du contrat social français en matière de protection sociale ». En clair, les règles doivent être clarifiées, notamment sur qui paie quoi et sur la manière dont est rémunéré le médecin.
C’est d’ailleurs le prix de 295 euros qui avait fait réagir la Confédération des syndicats médicaux français, qui avait dénoncé « une démarche commerciale ». Pour Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France, « c’est une remise en cause de l’examen clinique et du face-à-face »« Notre approche n’est pas celle de l’ubérisation, elle s’intègre dans le parcours de soins et répond aux inégalités sanitaires. Nous proposons un avis de médecins experts pour répondre à ceux qui ont du mal à ­savoir où s’adresser », répond Pauline d’Orgeval, l’une des trois cofondatrices de Deuxiemeavismedical.fr. Une dizaine d’avis ont été rendus à ce jour.
Axa Santé a, quant à lui, lancé un service de téléconsultations en mai 2015 pour ses adhérents (entre 1,5 et 2 millions de personnes). A l’instar de Deuxiemeavismedical.fr, Axa souhaite proposer son service en « marque blanche » (sous-traitance). « Ce service de téléconsultation en ligne correspond à un vrai besoin », déclare le docteur Philippe Presles, directeur recherche et développement d’Axa Santé. Au moment de Noël, il y a eu des pics à une trentaine de consultations en ligne par jour pour des questions sur le syndrome grippal, les allergies… Dans tous les cas, il est proposé de faire un compte rendu au médecin traitant, et l’Assurance-maladie ne débourse pas un centime.
Le site Deuxiemeavis.fr propose le service éponyme pour 295 euros, ainsi que les téléconsultations émanant des assureurs privés tel Axa.
Le site Deuxiemeavis.fr propose le service éponyme pour 295 euros, ainsi que les téléconsultations émanant des assureurs privés tel Axa. www.deuxiemeavis.fr
Certaines mutuelles comme la MGEN, Harmonie ou Intériale (adhérentes de la Mutualité française) proposent des services à distance tels que le téléconseil médical ou de prévention aux adhérents. « La vraie question est de savoir de quoi la population a besoin. Ces technologies sont une chance. Il est essentiel de ne pas bloquer ces évolutions », estime Etienne Caniard, président de la Mutualité française.
Paradoxe mis en avant par le Conseil de l’ordre, les médecins n’ont plus le temps de rappeler leurs patients – et ne sont pas payés pour cela. Ils demandent donc « que les activités réalisées par télémédecine soient inscrites dans la nomenclature [la Classification commune des actes médicaux] », souligne le docteur Jacques Lucas, vice-président du CNOM et délégué général aux systèmes d’information en santé, auteur du rapport. La seule rémunération à l’acte ne conviendrait pas, note le CNOM, pour qui un forfait, permettant le suivi d’une pathologie au long cours, serait plus approprié. Par exemple, un patient souffrant d’insuffisance cardiaque a besoin d’adapter son traitement. Un rendez-vous téléphonique suffit souvent pour ajuster la posologie, ce qui évite un déplacement pour le patient.

Parcours du combattant

La réglementation est jugée trop complexe. Les acteurs parlent de parcours du combattant pour mettre en place ces expériences de télémédecine. « Les modalités administratives sont trop lourdes, reconnaît-on au ministère de la santé, un travail de simplification est en cours. ».« La télémédecine est une priorité, à la condition que ce soit intégré dans le parcours de soins », insiste-t-on. Par ailleurs, un arrêté devrait être rendu dans quelques semaines pour étendre le dispositif d’expérimentation de la télémédecine, testé dans neuf régions pilotes pour environ 3 millions de patients en affection longue durée. Une évaluation économique est en cours pour préciser les rôles de chacun et les financements.
Pour l’heure, si des travaux montrent les bénéfices de l’e-santé, son usage réel reste timide en France, note une étude coordonnée par le Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques (Pipame) qui vient d’être publiée. « L’enjeu principal est de passer des expérimentations à un réel déploiement des solutions d’e-santé », souligne le Syndicat des technologies médicales. Dans les faits, les freins sont parfois nombreux en dépit de la volonté affichée par les pouvoirs publics.

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