mercredi 24 février 2016

Ecrire contre la maladie

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO Par Pascale Santi


C’est l’histoire d’une souris en acier invincible, Quenotte, du nom du doudou de l’auteur du récit, Franck Mario, qui ­fêtera bientôt ses 7 ans. Il vient quasiment chaque semaine dans le service d’hémato-oncologie pédiatrique du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) Jean-Minjoz, à Besançon (Doubs), pour traiter une leucémie aiguë lymphoblastique découverte en juillet 2015.
C’est là qu’il a rencontré Christelle Cuinet, biographe hospitalière. Professeure de lettres à mi-temps au lycée Pasteur-Mont-Roland, à Dole (Jura), pour quelques mois encore, elle propose aux patients de ce service de les accompagner pour écrire un livre.
La cinquième séance d’écriture de Franck, ce 8 février, se déroule dans la nouvelle maison des familles de l’hôpital, ouverte début 2015. Pour apaiser le garçon, quelque peu agité après une matinée difficile, Christelle Cuinet l’invite, d’une voix douce, à dessiner les géants qui figurent dans le récit. « Je fais ce livre pour mon frère de 11 ans, pour ma famille. Je suis l’auteur, c’est moi qui décide », annonce-t-il fièrement.
Superpouvoirs

Une parenthèse dans un monde fait depuis six mois de nombreuses contraintes : Franck, en aplasie, ne doit plus avoir de contacts avec d’autres enfants. Il est scolarisé à la maison, doit suivre un régime alimentaire spécifique. Pour Séverine, sa mère, ces séances sont une bouffée d’oxygène. « Cela permet de sortir un peu de l’isolement, d’avoir une vie sociale en ­faisant quelque chose de positif tout en faisant passer le temps plus vite », dit-elle.
« Cette initiative vise à remettre les enfants au centre d’un projet, à un moment où ils se retrouvent isolés socialement, où ils subissent la maladie. L’enfant ou l’adolescent devient sujet, créateur, donc valorisé », explique Christelle Cuinet. A ce jour, elle a suivi vingt enfants de 6 à 18 ans. C’est l’équipe soignante du service qui sollicite les enfants. Christelle Cuinet expose ensuite le projet aux parents avant d’en parler à l’intéressé.
C’est lui qui construit son récit. Pour l’amorcer, Christelle Cuinet suggère comme point de départ un héros ou une héroïne doté de superpouvoirs. Pour Salomé, c’est Liv, qui peut prévoir l’avenir. Le super-héros de Lilian se nomme Pizza-Man, il arrête les méchants avec du fromage qui pue ou autres gadgets. Le héros de Jules est un ninja qui s’appelle… Jules. La porte d’entrée, c’est le jeu. Chaque enfant écrit lui-même le mot fin.

« Se sentir quelqu’un »

« Nous voyons l’effet sur les enfants et adolescents, il faut absolument que ça continue », constate le docteur Emmanuel Plouvier, chef du service d’onco-hématologie pédiatrique jusqu’à début 2016, qui soutient cette démarche. Il vient d’ailleurs de prendre la présidence de l’association Traces de vie, qui accompagne ce projet.
Pour Baptiste, âgé de 17 ans, ce livre a été « [sa] bulle, [son] jardin secret, une échappatoire qui [lui] permettait pour quelque temps de [se] sentir quelqu’un »« Les enfants ne parlent pas forcément de leur maladie au personnel, raconter une histoire ou son histoire est une façon de s’ouvrir », explique le docteur Plouvier.
C’est lorsqu’elle a accompagné sa meilleure amie en soins palliatifs que Christelle Cuinet a ressenti « beaucoup de non-dits, de souffrance », et que l’idée de recueillir la parole s’est profilée, fin 2010. Elle suit une formation pour bénévoles – Jusqu’à la mort accompagner la vie (Jalmalv) – et reçoit l’aval du comité d’éthique du CHRU avant d’intervenir dans le service gériatrie et soins palliatifs, dirigé par le professeur Régis Aubry. Elle propose ensuite aux enfants et adolescents de prendre la plume.
« A la fin de sa vie, la question de la parole revêt une dimension particulièrement importante. Un patient peut ressentir un grand besoin de témoigner. On ne dispose pas de cela dans notre offre soignante », explique le professeur Aubry.

« Exprimer la solitude »

« Lorsqu’un enfant traversait son cancer, j’imaginais bien un livre dans la bibliothèque familiale qui pouvait contenir cette étape », explique la docteure Sandra Frache, médecin référente de l’équipe ressource de soins palliatifs pédiatriques du CHRU de Besançon, qui a tout de suite été séduite par ce projet.
Du syndrome de Lambert-Eaton, une maladie rare qui l’a touchée il y a deux ans, Nawal Brick, jeune fille de 17 ans, ne parlait jamais. Son livre lui a permis de se dévoiler. « Ma famille, mes amis sauront ce que je ressens, cela leur permettra de comprendre ma maladie. »
« Le fait de ­raconter mon histoire me permet d’exprimer la solitude dont j’ai souffert au retour de l’hôpital, les amis qui ne viennent plus… », raconte avec émotion Magali, mère de Léo, 3 ans, atteint d’une maladie rare responsable de quatre accidents vasculaires cérébraux.
La collection pour les enfants s’appelle « La Petite Fabrique de héros ». Tout est pensé, jusqu’à l’impression, réalisée par l’imprimerie Æncrages & Co, de Baume-les-Dames (Doubs), de façon artisanale. Nawal, émue ce 8 février lorsque Christelle Cuinet le lui apporte, a prévu d’organiser une fête pour le remettre à ses amis et sa famille.

Parcours du combattant

Malgré les bienfaits relevés par les patients, proches et soignants, Christelle Cuinet mène un parcours du combattant pour trouver des financements qui ne pèsent pas sur les familles. Traces de vie finance aujourd’hui ces projets. L’association a le soutien de la Ligue contre le cancer de Montbéliard, de l’association Un enfant un rêve, du Crédit agricole de Besançon… Mais elle est toujours en quête de mécènes.
Quant à sa place dans l’hôpital, une demande a déjà été faite auprès de la direction afin de reconnaître le métier de biographe hospitalière. Le docteur Aubry va la réitérer prochainement. La direction générale du CHRU indique qu’elle a certes ouvert ses portes à Christelle Cuinet, mais que « ce type d’activité ne correspond pas à un poste de salarié, qui n’existe ni statutairement ni budgétairement ». En clair, elle voudrait des évaluations sur l’activité.
Pour l’instant, il y en a peu. Valéria Milewski, une pionnière, salariée de l’hôpital de Chartres où elle propose depuis mai 2010 aux patients d’onco-hématologie gravement malades d’écrire leur biographie, a plusieurs projets. Elle prépare un doctorat de linguistique à Nanterre pour répondre à la question : « La biographie hospitalière permet-elle de rester vivant ? »
Virginie Trouillet, cadre de santé à Chartres, a mené une étude qualitative auprès de soignants, patients et proches. « Les soignants considèrent la démarche de biographie comme un nouveau soin dans la prise en charge de la souffrance morale des ­patients », indique-t-elle dans son étude. Et, pour la moitié d’entre eux, « ce projet contribue à lutter contre l’épuisement professionnel ». Il séduit d’autres hôpitaux à travers le pays.
La pudeur empêche parfois les personnes malades de s’exprimer. « Je suis dans le lien, dans l’écoute, qui ouvre un espace de liberté », constate Christelle Cuinet. Ce travail permet aussi de réinvestir la parole avec leurs proches. Et de susciter un autre regard sur la personne malade.

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