jeudi 7 janvier 2016

Sociologie post-traumatique

LE MONDE DES LIVRES Par Gilles Bastin
Sidérations. Une sociologie des attentats, de Gérôme Truc, PUF, « Le lien social ».


Rassemblement à proximité du Bataclan, à Paris, le 14 novembre 2015.
Rassemblement à proximité du Bataclan, à Paris, le 14 novembre 2015. 
PETER VAN AGTMAEL/MAGNUM PHOTOS

Comme l’a souvent rappelé le sociologue américain Howard Becker, les deux objections majeures que soulèvent les sciences sociales peuvent être formulées à l’aide de questions simples  : comment expliquer le génie  ? et comment expliquer le crime  ? Pour le dire autrement, Mozart, ou un grand criminel, ne pourraient être compris que comme des individus singuliers. Leur talent – pour le bien de l’humanité ou pour le mal – n’obéirait à aucune loi. Chercher à l’expliquer serait vain et s’apparenterait finalement à une forme d’atteinte à la beauté, d’un côté, et à l’ordre social, de l’autre. Tous ceux qui font profession de socio­logue le savent  : s’ils doivent s’engager dans l’analyse du talent artistique ou de la déviance criminelle, ils s’exposent à leurs risques et périls au scepticisme et à l’ironie du grand public. Ils savent aussi qu’ils devront affronter la vindicte de ceux qui – parce qu’ils y ont intérêt – préféreront toujours expliquer le cours des choses en se référant au hasard de la naissance, au génie ou à la responsabilité de chacun face à la loi.
Pouvait-on s’attendre à ce que le ­contexte dramatique dans lequel les attentats de janvier et de novembre 2015 ont plongé la France ait des répercussions sur la façon dont la sociologie est perçue ? Face au crime le plus effrayant, le terrorisme, celle-ci est plus que jamais sommée de se justifier et de produire des preuves de son utilité.
On ne peut donc que se féliciter de l’ambition de Sidérations, que signe Gérôme Truc, une des premières tentatives de compréhension sociologique du phénomène de l’attentat islamiste. Le sociologue rappelle d’ailleurs utilement que les travaux qu’Emile Durkheim (1858-1917), l’un des fondateurs de la discipline, consacra aux grandes évolutions des formes de la régulation sociale, dans les années 1890, furent écrits en pleine vague d’attentats anarchistes en Europe. On peut n’y voir qu’une coïncidence mais elle est frappante  : le vocabulaire dont disposent les sociologues pour décrire la régularité des comportements sociaux fut élaboré au moment même où des bombes explosaient aveuglément dans les capitales européennes en tuant des innocents.
Ce livre ne doit cependant qu’à un destin funeste de paraître au moment où sont commémorés les attentats des 7 et 9 janvier 2015 et alors que l’émotion provoquée par celui du 13 novembre s’estompe à peine. Le travail que Gérôme Truc a entrepris couvre en fait toute la période des attentats perpétrés en Occident par des terroristes ­islamistes depuis le 11 septembre 2001, incluant ceux de Madrid en mars 2004, de Londres en juillet 2005 et finalement de Paris.

Dès que les bombes se taisent

Gérôme Truc ne cherche pas à « expliquer » ces attentats. Nombreux sont ceux qui s’y sont essayés en empruntant les voies de l’enquête journalistique, du commentaire géopolitique ou de ce cultu­ralisme banal qu’a recyclé l’inusable théorie du conflit de civilisations. Son ambition est autre. Comme Béatrice Fraenkel, qui a finement analysé le sens des « écrits de septembre » laissés dans différents endroits de New York pour ­exprimer le deuil collectif d’une nation (Les Ecrits de septembre. New York 2001, Textuel, 2002), comme Luc Boltanski, qui reconstitua, dans les années 1990, les fondements de la « morale humanitaire » qui nous fait nous apitoyer sur le sort d’inconnus (La Souffrance à distance, Métailié, 1993), comme certains anthropologues se sont intéressés à la façon dont le terrorisme modifie notre perception du monde, Gérôme Truc saisit l’événement terroriste non pas au moment où il est perpétré mais dans les jours qui suivent. Au moment où le cauchemar policier se transforme en une « épreuve » pour la société tout entière. C’est alors que l’acte terroriste pose en ­effet à tous ceux qui en sont témoins la question si vitale de savoir « ce à quoi nous tenons » et quels liens nous unissent aux ­victimes.
Pour cela, le sociologue a recours principalement à un matériau fait de textes et d’images produits pendant et après les attentats. Les images lui servent à décrire les conflits de « cadrage » qui se déroulent dans les médias dès que les bombes se taisent. La médiatisation des attentats n’a rien à voir avec une entreprise idéologique, nous dit finalement Gérôme Truc. Elle procède par petits pas interprétatifs. En retouchant une photo pour faire disparaître un corps ou au contraire le montrer, en utilisant un mot plutôt qu’un autre, les médias produisent jour après jour des cadres d’interprétation de « ce qui nous arrive » et mettent en mouvement la conversation publique. C’est, par exemple, la liberté qui paraîtra attaquée aux Etats-Unis en 2001, où le registre de la guerre s’est vite imposé et où très peu d’images des corps des victimes ont été diffusées. A contrario, en Europe, c’est l’atteinte à la vie elle-même qui sera placée au centre de la perception publique des attentats et les journaux publieront de nombreux clichés des victimes et de leur souffrance.
Les textes (des milliers de messages laissés dans la rue, envoyés à des journaux ou collectés par des institutions publiques à New York, Madrid, Londres ou Paris) sont quant à eux utilisés par Gérôme Truc pour comprendre comment naît un «  public  » des attentats, c’est-à-dire comment le trouble personnel que ceux-ci provoquent se mue en un engagement public dont l’écriture (mais aussi d’autres comportements, comme le fait de respecter une minute de silence ou de chanter un hymne en pleurant) porte la trace. Derrière la banalité des formules de condoléances, le rappel du deuil et le désir d’un monde meilleur, c’est en effet « en personne » que ces messages sont écrits. «  On est en quelque sorte tous frappés par un tel événement  », écrit un jeune après un l’attentat contre Charlie Hebdo.


Un collage de Cabu et Wolinski représenté en anges, le 5 janvier 2016.
Un collage de Cabu et Wolinski représenté en anges, le 5 janvier 2016. JOEL SAGET/AFP

Politisation de la pitié et de la souffrance

Pourtant ce public n’a rien de naturel, montre Gérôme Truc  : il est construit par l’investissement d’institutions qui sont seules à même de faire respecter une ­minute de silence ou de faire face aux refus que cette démarche peut susciter. Il l’est aussi par des processus de« concernement » qui aident les individus à s’impliquer – ainsi des formes de communauté souvent très imprécises qui se tissent avec les victimes  : des habitants des mêmes villes que soi, des usagers des mêmes transports en commun. «  Vos morts sont nos morts  », écrit un Français à Madrid en 2004. «  J’étais à New York, j’étais à Madrid et je suis à Londres  », écrit un autre en 2005. Il y a, comme dit Gérôme Truc, des «  échelles du nous  ». La solidarité avec les victimes s’exprime différemment le long de ces échelles et c’est souvent lorsque nous trouvons des moyens de nous en rapprocher – au gré d’un portrait idéalisé dans la presse, par exemple – que nous pouvons nous identifier à ­elles comme des modèles alors que d’autres, dont la vie est moins ­socialement exemplaire, nous resteront invisibles.
La découverte majeure de ce livre est sans doute le rôle que jouent les villes européennes dans ces processus de politisation de la pitié et de la souffrance. Alors que, en 2001, le « Nous sommes tous américains » s’était imposé face à «  Nous sommes tous new-yorkais  », les ressorts de la solidarité contemporaine jouent dorénavant sur l’identification au mode de vie cosmopolite et à la mixité des grandes capitales européennes. «  J’ai pleuré pour New York, j’ai pleuré pour Madrid et les miens, maintenant je pleure pour vous tous  », écrit un Espagnol après l’attentat de Londres. Faut-il en déduire, comme le fait Gérôme Truc, que s’impose aujourd’hui une solidarité fondée sur l’«  agapè  », les valeurs de tolérance et de paix que porteraient les villes européennes depuis le Moyen Age ? C’est peut-être faire un grand pas, et d’autres études, qui ne reposent pas que sur des textes à forte teneur morale, difficiles à situer quant à l’origine sociale de leurs auteurs, devront être entreprises pour pouvoir l’affirmer.
Mais en s’inscrivant dans une tradition très ancienne selon laquelle – chez le philosophe américain John Dewey par exemple – les valeurs et les opinions ne sont pas des abstractions mais des expériences qui s’éprouvent dans l’interaction sociale, Gérôme Truc propose, dansSidérations, une contribution très fine à l’étude de la «  sensibilité morale  » des sociétés européennes. Faut-il en dire plus pour suggérer que sa lecture serait une saine occupation à proposer à ceux qui, aujourd’hui plus encore qu’hier, abhorrent le simple mot de « sociologie  »  ?


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