dimanche 20 décembre 2015

Physiciens et biologistes : un dialogue à la française

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 22.12.2015
On peut espérer de grandes richesses d’un dialogue approfondi entre les physiciens et les biologistes. Et la science que ce dialogue construit devra beaucoup à la recherche à la française.
Le rapprochement entre physiciens et biologistes ne va pas de soi. Les physiciens cherchent des lois reliant mathématiquement des phénomènes de la nature – comme celle de Snell-Descartes expliquant comment un rayon de lumière change de direction en pénétrant dans un milieu différent, par exemple en passant de l’air à l’eau. Les physiciens d’aujourd’hui continuent et approfondissent ce type d’approche par l’expérience et le calcul. Les biologistes, quant à eux, cherchent des critères qui permettent d’identifier les briques élémentaires du vivant, par exemple les expressions de gènes permettant de définir les identités des cellules. Pour le dire en termes schématiques, dans une équation donnée, les biologistes s’intéresseront à l’identité des inconnues x ou y, alors que les physiciens chercheront à résoudre l’équation quelle que soit l’identité des inconnues x ou y. Deux approches scientifiques aux logiques distinctes et également rigoureuses, mais apparemment inconciliables.


Daniel Riveline.
Daniel Riveline.

Un même rêve

Biologistes et physiciens partagent pourtant aujourd’hui un même rêve : comprendre une unité de fonctionnement du vivant, malgré les difficultés formelles en physico-chimie pour appréhender un système aussi complexe et divers que la cellule vivante. Ambition claire qui mêle équations différentielles, gels d’électrophorèse, culture cellulaire, montages expérimentaux exigeants, où chaque pièce mécanique ou optique et chaque vis compte.
Comment construire une génération de chercheurs qui auront l’envie et les compétences pour naviguer entre ces savoirs variés, qui requièrent un apprentissage long et difficile ? Dans la plupart des universités, dans le monde entier, les formations en physique et en biologie sont généralement séparées. Ce cloisonnement est certes nécessaire pour former d’authentiques spécialistes et des chercheurs créatifs dans chaque discipline, mais on ne peut s’en contenter.
En France, l’esprit du siècle des Lumières a insufflé à l’enseignement scientifique une forme d’idéal encyclopédique dont les étudiants héritent encore aujourd’hui dans leur cursus scolaire et universitaire, et qui compense le cloisonnement des spécialités. Les étudiants apprennent patiemment les méthodes de biologie moléculaire, de biologie cellulaire et biologie du développement, tout en s’exposant aux formalismes rigoureux et difficiles de la physique statistique et de la chimie.

Les ratures de la science

Faut-il voir derrière cet idéal du savant complet une aspiration irréaliste et vaine ? Certainement pas. Un tel savant utilise son savoir non pas comme une arme pour faire taire, mais comme une source d’étonnement et de remise en cause à propos. Comme l’écrivit Victor Hugo, dans L’Art et la science,« la science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes ». Les ratures de la science sont d’autant plus fécondes qu’elles sont faites par un savant curieux et ouvert, en mesure d’identifier avec clairvoyance ce qui est susceptible d’être raturé.
Chercheur aux interfaces et responsable d’un master de physique du vivant, j’ai rencontré des spécialistes de la physique des mousses ou des gels qui regardent avec leur formalisme physique les cellules d’embryons en développement ; ils ont contribué à comprendre de manière inédite comment les tissus biologiques changent de forme. A terme, leur recherche permettra de comprendre et de maîtriser potentiellement les transformations des tissus dans des ­processus cancéreux qui montrent les mêmes phénomènes.
J’ai aussi rencontré des chercheurs qui comprenaient la complexité des réseaux génétiques à la lumière de leurs connaissances des circuits en électronique et des réseaux en mathématiques : leurs raisonnements leur permettaient de penser autrement la différentiation cellulaire, étape clé en biologie, ou encore la contribution des fluctuations sur le devenir des cellules et des organes. Ces deux exemples de travaux ont vu le jour à la suite d’interactions intenses entre chercheurs en biologie et en physique, qui gardaient les uns et les autres leurs formations d’origine, mais s’efforçaient d’identifier leur méconnaissance de l’autre domaine et de ses enjeux pour tenter de traduire dans de nouvelles catégories leurs intuitions premières. Il est prévisible que ces découvertes en recherche fondamentale ouvriront des voies nouvelles pour la recherche médicale.

De nombreuses idées nouvelles

C’est grâce à cette originalité de la formation et de la recherche à la française que de nombreuses idées nouvelles à l’interface entre la physique et la biologie ont émergé. D’autres cultures scientifiques ont aussi beaucoup apporté à ces découvertes et à d’autres dans ce domaine interdisciplinaire, mais de manière différente. Pourtant, l’apport de cette originalité de la recherche française n’est pas reconnu à sa juste valeur. Des chercheurs français sont accueillis régulièrement avec enthousiasme dans des centres à l’étranger qui leur offrent des conditions exceptionnelles de travail, à Princeton et à Boston aux Etats-Unis, à Singapour, à Tokyo, à l’Institut Weizmann en Israël, dans de nombreux Instituts Max-Planck en Allemagne, pour ne citer que quelques exemples de ­centres bien visibles.
A l’issue de ces séjours, les résultats de leur recherche sont diffusés, mais la spécificité française de leur contribution est souvent effacée au profit des laboratoires d’accueil. C’est dommage. Dommage pour les chercheurs impliqués, dommage aussi pour la société française qui a investi temps et argent pour permettre l’émergence de ces talents. Il est urgent d’en faire état et de susciter cette fierté dans la communauté scientifique et dans la société françaises. Sans quoi, cet enthousiasme risque de s’étioler pour laisser la place à une science normative et cloisonnée, tendue surtout vers une course aux publications à la mode.
Daniel Riveline est directeur de recherche au CNRS et dirige le master de physique cellulaire à l’université de Strasbourg http://www.cellphysics-master.com/

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