jeudi 24 décembre 2015

Petits arrangements après la mort

LE MONDE CULTURE ET IDEES |  | Par Anne Chemin
La promesse d’égalité de 1789 ne s’est pas arrêtée aux portes de la famille. Abolition du droit d’aînesse, proclamation de l’égalité entre héritiers, suppression du privilège de masculinité : en matière de succession, les révolutionnaires ont remplacé le principe de hiérarchie de l’Ancien Régime par le principe d’égalité, instaurant une « démocratie domestique » dénoncée par les doctrinaires de la contre-révolution. Au nom d’une « logique égalitaire propre aux temps nouveaux », « les législateurs ont été guidés par un souci très politique de favoriser les nouvelles générations et de lutter contre “le despotisme des pères” », résumait, en 2004, l’historien du droit Jacques Poumarède.

Chez Gertrud
Deux siècles après la Révolution française, ce principe d’égalité entre les héritiers est toujours le nôtre : inscrit en 1804 dans le code civil, il est l’un des piliers du droit des successions. Les règles de l’héritage sont cependant loin d’être rigides : derrière le dogme égalitaire hérité de 1789 se nichent une multitude de textes qui permettent aux familles, aujourd’hui comme hier, d’élaborer leur propre imaginaire de la transmission. L’héritage n’est pas seulement un processus ­immuable puissamment régulé par le droit : il est aussi le fruit d’innombrables arbitrages familiaux qui racontent les ­valeurs qui imprègnent la société.
C’est à tous ces arrangements – et à ce qu’ils nous disent de ce que nous sommes – que se sont intéressés les douze lauréats 2015 de la Fondation pour les sciences sociales (FSS). Partage des meubles lors de l’entrée d’un parent en maison de retraite, logique de transmission des entreprises familiales, analyse des produits à rente viagère, réflexion sur les mécanismes qui permettent de récupérer les biens légués, souci du ­conjoint survivant et de l’équité entre enfants : en économiste, en sociologue, en historien ou en juriste, tous se sont penchés avec attention sur cette étrange « économie des sentiments et des intérêts » qu’est l’héritage, selon le mot du sociologue François Dubet, directeur scientifique de la FSS.

Sourdes batailles

La transmission des biens est en effet le terrain privilégié des jeux de pouvoir et d’affection qui se tissent, jour après jour, au sein des familles. Bien que l’héritage soit soumis à de lourdes contraintes juridiques – notamment le principe de l’égalité des héritiers –, il donne souvent lieu à de sourdes batailles : à l’approche du décès, certaines familles redécouvrent leurs liens de proximité, tandis que d’autres réactivent leurs vieilles querelles. La ­répartition des biens du défunt est une économie symbolique où se rejouent les affections, les jalousies et les rancœurs qui ont jalonné la vie du défunt.
En témoignent les « cérémonies »de partage des meubles qui accompagnent souvent l’entrée d’une personne âgée en institution. Pour sa thèse de doctorat, la sociologue Solène Billaud a ainsi étudié, dans l’Ouest de la France, ces rituels de partage familial : parce que les parents ne peuvent emporter leurs possessions en maison de retraite, les enfants se ­répartissent meubles et souvenirs au cours d’une réunion solennelle. « Le fait de débarrasser l’ancien logement de la personne âgée et de répartir son contenu porte une importante charge affective, ce qui en fait un lieu privilégié d’expression des normes et des enjeux attachés par chacun aux relations familiales », constate-t-elle.
Solène Billaud décrit en détail les subtils compromis de ces cérémonies familiales : les efforts déployés en vue de respecter l’injonction parentale de « ne pas se fâcher » ; la distinction entre les biens « nobles » qui sont depuis longtemps dans la famille et ceux qui n’ont ni valeur marchante ni valeur sentimentale ; le choix de la personne dépositaire des ­archives familiales ; la difficulté de se ­défaire de certains meubles symboliques comme le lit conjugal. « Si la transmission en famille est un idéal largement porté, si les critères d’égalité sont formellement respectés, des arrangements permettent de récompenser ou, au contraire, de marquer une certaine mise à l’écart de certains membres de la parenté », résume-t-elle.
Dans ce jeu complexe de la dette et du don, l’enfant qui prend en charge ses ­parents en fin de vie est souvent favorisé. C’était déjà le cas il y a plus de cent ans, comme le montre l’historien Fabrice Boudjaaba, qui a conduit une étude sur les pratiques testamentaires en Normandie aux XVIIIe et XIXe siècles : à l’époque, certains testaments récompensaient l’enfant qui avait pris soin de ses parents âgés. « A Vernon, la vieillesse et la maladie sont les deux principales raisons qui poussent à accorder un préciput [privilège] à l’un de ses enfants, constate-t-il. Ces maux ayant nécessité l’aide et les soins d’un des enfants, celui-ci reçoit en compensation un peu plus que les autres. »

L’« héritage des pauvres »

Certains legs ou donations font ainsi clairement référence à l’attitude bienveillante d’un enfant envers son parent malade. Le 27 juin 1822, Marie-Madeleine Grentel, qui demeure à Saint-Pierre-d’Azif (Calvados), écrit dans son testament qu’elle lègue « par préciput et hors part à Marie Anne Victoire Hue, sa fille sans profession demeurant avec elle, pour la récompense des soins qu’elle [lui] a donnés, une maison d’habitation et une moitié de jardin ainsi qu’une futaille ». Selon Fabrice Boudjaaba, cette récompense peut se lire « comme une compensation des sacrifices faits pour prendre soin de la testatrice, car la fille, restée auprès de sa mère, n’a pas de métier et est encore célibataire au moment de la rédaction de l’acte ».
Deux siècles plus tard, ces remerciements posthumes envers les enfants aidants n’ont pas disparu. La sociologue Emilia Schijman, qui a travaillé sur l’« héritage des pauvres » en France et en Argentine, en trouve la trace dans certaines décisions judiciaires françaises.« Ces pratiques s’écartent naturellement du droit des successions, qui prévoit un partage égalitaire entre descendants, souligne Emilia Schijman. Mais, en France, la jurisprudence valide partiellement cette entorse, notamment lorsque l’un des ­enfants a consacré plusieurs années de sa vie à prendre soin de son père ou de sa mère, à travers la notion d’enrichissement sans cause des parents aidés. Cette aide entraîne en effet l’appauvrissement de l’aidant et l’enrichissement sans cause du cercle familial. »
En Argentine, une même logique de ­remerciement guide certaines pratiques d’héritage. Les personnes âgées qui ­vivent dans le parc social transmettent ainsi leur logement aux proches qui les ont aidées en fin de vie. Emilia Schijman raconte l’histoire de Teresa, qui souhaite léguer son bien à sa fille Nora, « qui n’a rien et qui, en plus, l’aide ». Cet ultime ­cadeau, résume la sociologue, permet de solder une « dette morale » envers un ­enfant aidant. « Ces manières de compter disent la force de l’impératif de la prise en charge aussi bien que la violence avec ­laquelle on sanctionne les échappées individuelles. Partager, s’aider, voilà une habitude matérielle transformée en morale domestique, un code de proches dont l’ignorance provoque l’exclusion. »
La gestion du patrimoine ne se ­contente cependant pas de raconter la complexité des liens familiaux : elle est aussi le témoin des grandes mutations sociales du siècle, et notamment de l’immense chemin parcouru, en un siècle et demi, en matière d’égalité des sexes. L’économiste Nicolas Frémeaux et la ­démographe Marion Leturcq, qui ont étudié un siècle et demi de contrats de mariage (1855-2005), montrent ainsi qu’en France, les actes de mariage font ­apparaître une individualisation croissante des patrimoines. « Depuis le début du XIXe siècle, les régimes matrimoniaux fondés sur la communauté des biens déclinent au profit des régimes fondés sur la ­séparation de biens, constatent Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq. Cette individualisation est liée à l’autonomie croissante des femmes. »
Dans les années 1850-1880, à l’époque où les femmes étaient considérées comme d’éternelles mineures, 80 % des couples qui signaient un contrat optaient pour la communauté réduite aux ­acquêts. A l’époque, ce régime offrait au mari de larges pouvoirs sur le patrimoine du ménage : il pouvait gérer les biens de son épouse et disposer, comme bon lui semble, de ses biens propres et de biens communs du couple. Après la première guerre mondiale, le régime de la séparation des biens prend cependant son essor dans une France qui vote les premières lois sur l’égalité – les femmes obtiennent la libre disposition de leur salaire en 1907, l’abolition de l’incapacité légale des épouses en 1938, le droit de vote en 1944.
Le vrai tournant de l’égalité en matière de patrimoine date de 1965 : cette année-là, la réforme des régimes matrimoniaux met pour la première fois hommes et femmes sur le même plan. Avec le développement massif du travail féminin, à partir des années 1970, et le déclin du mariage dans les décennies qui suivent, ce mouvement d’individualisation s’inscrit durablement dans le paysage. En optant de plus en plus souvent pour l’union libre, puis pour le pacte civil de solidarité (pacs), les couples plébiscitent une nouvelle donne patrimoniale : alors que le mariage engendre souvent une communauté de biens, l’union libre et le pacs privilégient, eux, la séparation – de facto pour l’union libre, par défaut pour le pacs.
Cette individualisation du patrimoine est évidemment une bonne nouvelle pour les femmes : en entrant sur le marché du travail, elles ont conquis une autonomie qui, avec le développement des régimes de séparation de biens, est désormais inscrite dans la gestion du patrimoine du couple. Mais ce mouvement a engendré de nouvelles inégalités : parce que leurs salaires sont, encore aujourd’hui, nettement plus faibles que ceux des hommes, les femmes accumulent moins de patrimoine que leurs ­compagnons. « L’individualisation, que l’on peut tenir pour un triomphe de l’égalité et un arrachement aux contraintes de la tradition et des dynasties, se paie par un accroissement des inégalités sociales », ­résume le sociologue François Dubet.

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