lundi 28 décembre 2015

L’homme de Cro-Magnon n’était pas blanc

LE MONDE
Malgré les évidences biologiques,Cro-Magnon est presque toujours représenté avec la peau claire. Parmi les amateurs de films de préhistoire, lequel oserait nier être resté insensible aux charmes aussi nordiques que plantureux de la belle Raquel Welch dans "Un million d’années avant J.-C.", sorti en 1966 ? MPTV/Bureau233
De récentes déclarations, malvenues, sur une France supposément de « race blanche », ont suscité de vives réactions. Car, outre le caractère complètement anachronique et scientifiquement erroné du concept de race appliqué à l’espèce humaine, ces propos sous-entendent qu’il existerait une France idéale et primitive, exempte de toute influence extérieure, qui serait donc à préserver comme un patrimoine. La « France des clochers », avec son « long manteau d’églises et de cathédrales », comme l’affirmait l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy.
Cette polémique est d’autant plus malvenue qu’elle est contemporaine d’une arrivée de réfugiés sur le sol européen devenue plus importante en raison de la guerre en Syrie. Elle a relancé, parfois en creux, le débat sur le regard que la France porte sur les étrangers, sur ceux qu’elle considère comme étant étrangers, et sur les contours d’une identité nationale que des tentatives de définition récentes et avortées, parce que très discutées et discutables, à travers la création d’un ministère ayant porté ce titre entre 2007 et 2010, avaient pourtant échoué à résoudre.
Nous n’avons pas pour ambition de répondre à toutes les questions complexes soulevées par ce débat. Nous souhaitons simplement donner notre avis, depuis la place qui est la nôtre. Journaliste scientifique, historien spécialiste de la représentation de la préhistoire et préhistorien, nous proposons d’éclairer la discussion sur deux points : d’abord replacer ces questions dans la longue durée, pour montrer qu’elles n’ont, hélas, rien de nouveau ; apporter ensuite un éclairage sur nos ancêtres, c’est-à-dire ceux qui ont occupé l’actuel territoire de la France, et plus largement l’Europe, lors de la lointaine période appelée paléolithique (âge de la pierre taillée), il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, et sur ce qu’ils nous ont légué.
Le scénario qui se dégage, loin des représentations ethno et européo-centrées, est celui de longues et complexes migrations, inhérentes à l’humanité, de mélanges de populations parfois entre espèces proches dont nous portons encore la trace dans nos gènes (Néandertal et Denisova), et d’un mode de vie à l’échelle continentale, inventé par des chasseurs-cueilleurs migrants à la peau certainement pas aussi blanche que d’aucuns la souhaiteraient.

Peur et l’angoisse

Premier constat, la peur de l’autre est une constante dans la représentation de la préhistoire dans la littérature et, plus largement, dans la fiction depuis le XIXe siècle. Celui qui n’est pas moi est forcément un danger et ce danger s’accroît évidemment au rythme de son rapprochement. Il est toujours dépeint très négativement, qu’il soit la conséquence d’une menace – si la tribu de Naoh, dans le roman La Guerre du feu de J.-H. Rosny aîné, doit fuir« dans la nuit épouvantable », c’est parce qu’une tribu ennemie lui ayant volé le feu sa survie est en jeu – ou cette menace elle-même.
On peut ainsi lire dans un manuel scolaire des années 1970 : « Les nomades faméliques des terres ingrates sont tentés de surprendre les sédentaires. Ceux-ci doivent prévoir leur défense. » L’errance suscite la peur et l’angoisse. L’ailleurs est hostile. La stabilité géographique, au contraire, est synonyme de calme, de paix. Le nomade est un danger, le sédentaire un ami. Dans l’image que nous nous faisons des temps premiers, rien de plus commun donc que le caractère néfaste, pour ne pas dire nocif, des migrations. Rien de plus commun, mais, pourtant, rien de plus faux.
Deuxième constat, en effet : en l’état actuel des connaissances, après de plus de cent cinquante années de recherche sur les terrains de fouilles et dans les génomes fossiles, la paléoanthropologie nous enseigne que le genre Homo est apparu en Afrique il y a 2,8 millions d’années (site de Ledi-Geraru, en Ethiopie). Partant de là, nous sommes tous des primates adaptés au climat tropical, ce qui se détecte encore dans notre anatomie et notre métabolisme : par exemple, le fait que nous suons par tous les pores de la peau, mécanisme de refroidissement efficace qui permet de supporter plus facilement les fortes chaleurs.
Quant à l’Europe, elle fut peuplée progressivement, sans doute au cours de plusieurs vagues migratoires. On retrouve ainsi des hommes en Géorgie voilà 1,9 million d’années, sur le site de Dmanissi. En Europe de l’Ouest, les plus anciens fossiles humains connus se trouvent en Espagne, datés d’il y a environ 1,2 million d’années, dans la Sima del Elefante.
Timbre-poste dessiné par Raymond Moretti, émis en 1992, sur l'Homme deTautavel.
Timbre-poste dessiné par Raymond Moretti, émis en 1992, sur l'Homme deTautavel. DR La Poste/Raymond Moretti
En France, nous savons que l’homme était présent il y a 1 million d’années dans la grotte du Vallonnet, près de Menton. Il y a laissé ses outils et les restes de ses repas. Quant au fossile humain le plus ancien sur le sol français, il a été découvert cet été à Tautavel, dans une couche datée d’il y a environ 550 000 ans. Hélas, il ne nous a laissé que deux dents…
La lente évolution de ces populations d’origine africaine va ensuite conduire à l’apparition de deux espèces humaines européennes : l’homme de Néandertal, présent il y a 250 000 ans,et l’homme de Denisova ou Dénisovien (sud de la Sibérie), dont on ne connaît encore pratiquement rien, sinon son ADN, identifié à partir d’une poignée d’os.
Environ 40 000 ans avant notre ère, un nouvel épisode migratoire entraîne l’arrivée en Europe de nouvelles populations humaines. Ce sont des hommes anatomiquement modernes, desHomo sapiens, comme nous le sommes encore aujourd’hui, espèce probablement née dans le berceau est-africain de l’humanité, voilà 200 000 ans.
Partis d’Afrique comme leurs lointains prédécesseurs, vraisemblablement poussés par la recherche de meilleures conditions de vie – ce qui n’est pas sans rappeler les motivations des migrants actuels – et de territoires de chasses plus abondants, suivant aussi la migration des troupeaux ou la dispersion des faunes animales, ces nouveaux venus s’installent en quelques millénaires sur tout le continent européen. Leur patrimoine génétique se mélange avec celui des Néandertaliens et des Dénisoviens, dans des proportions variables suivant les zones géographiques.

Ancêtres de stature imposante

Depuis 30 000 ans environ, le remplacement de population est achevé : seul Homo sapiensest présent dans toute l’Eurasie. Cro-Magnon, comme nous avons pris l’habitude de le surnommer, nous a laissé une culture originale, l’aurignacien, ainsi que le grand art naturaliste, dont la plus ancienne et spectaculaire manifestation est la grotte Chauvet-Pont d’Arc, lovée au bord de l’Ardèche et ornée voici 36 000 ans. Ces populations seront elles-mêmes à leur tour métissées à la suite de leur rencontre avec des agropasteurs venus du Proche-Orient, à partir de 8 000 ans environ. On le voit, les flux migratoires n’ont jamais cessé, et nous sommes, dès les origines, le produit de mélanges complexes.
Estimons-nous, au passage, heureux que des barrières semblables à celles qui s’érigent aujourd’hui le long de nos frontières continentales n’aient pas été dressées, à l’époque, par les véritables autochtones européens qu’étaient les Néandertaliens afin d’empêcher nos ancêtresHomo sapiens d’y pénétrer… Chauvet-Pont d’Arc et Lascaux se trouveraient aujourd’hui quelque part en Turquie ou au sud de la Russie, pour le désespoir de nos offices de tourisme !
Mais alors, à quoi ressemblaient les Aurignaciens et leurs descendants directs ? Etaient-ils de grands blonds musclés comme Rahan ou des guerriers taciturnes aux cheveux noirs comme Tounga, autre célèbre Cro-Magnon de bande dessinée ? Etaient-ils blancs de peau ? Si l’on ne peut pas répondre catégoriquement à ces questions, la paléoanthropologie nous donne des indices sérieux et convergents.
D’origine tropicale, adaptés au climat chaud à fort ensoleillement de l’Afrique, nos ancêtres paléolithiques étaient de stature imposante (parfois plus de 1,80 m), comme nous le montrent les squelettes retrouvés, taillés pour la course d’endurance. De plus, ils avaient probablement la peau sombre, meilleure réponse adaptative à ces conditions climatiques et lumineuses.

L’éclaircissement, un phénomène récent

Sur ce point sensible dans le débat actuel, plusieurs études paléogénomiques récentes, basées sur la recherche dans des ossements fossiles de fragments d’ADN correspondant à des caractères morphologiques (couleur des yeux, des cheveux, de la peau…) ont démontré que l’éclaircissement de la peau consécutif à l’adaptation au moindre ensoleillement de l’Europe continentale par rapport à l’Afrique, et au mélange avec de nouvelles populations venues de l’est du continent, constituait un phénomène récent.
Ainsi, l’article en cours de publication par des biologistes de l’université Harvard, annoncé en mars, indique que ce phénomène date d’environ 8 500 ans av. J.-C., les marqueurs de la peau dépigmentée étant absents de tous les hommes fossiles intégrés à l’étude, 83 au total, antérieurs à cette date. Conclusion logique : les auteurs des somptueux dessins des grottes de Chauvet-Pont d’Arc, Lascaux et Altamira, symboles du génie créatif d’Homo sapiens, avaient certainement la peau foncée.
Avaient-ils pour autant les cheveux crépus et les traits négroïdes ? C’est une autre question. Les premiers préhistoriens étaient impressionnés par les proportions corporelles des statuettes féminines préhistoriques d’époque gravettienne (entre 29 000 et 19 000 ans environ).
Leurs fortes masses adipeuses leur rappelaient celles observées chez les femmes Khoisan d’Afrique du Sud, en particulierSaartjie Baartman, la tristement célèbre « Vénus hottentote ». C’est pourquoi sur les bas-reliefs à l’extérieur de l’Institut de paléontologie humaine à Paris, inauguré en 1920, le sculpteurConstant Roux a représenté un homme aux traits négroïdes en train de sculpter la Vénus gravettienne de Laussel (Dordogne), tandis que, sur le mur d’en face, c’est un homme de type caucasoïde qui dessine un bison magdalénien (environ 15 000 ans avant notre ère) de Font-de-Gaume (Dordogne).

Illusion évolutionniste

On retrouve là l’idée d’une hiérarchie de races supposées, et l’illusion évolutionniste chez les historiens de l’art de l’époque, pour qui la sculpture apparaissait avant la peinture et le réalisme de la figuration se perfectionnait au fil du temps… Singulier retour des débats au fil des générations !
Pourtant, malgré ces évidences biologiques, Cro-Magnon est presque toujours représenté avec la peau claire et, pour ces dames, les cheveux souvent blonds. C’est le cas dans les ouvrages et les articles de vulgarisation, dans les romans et au cinéma : parmi les amateurs de films de préhistoire, lequel oserait nier être resté insensible aux charmes aussi nordiques que plantureux de la belle Raquel Welch dans Un million d’années avant J.-C., sorti en 1966 ?
De la même façon que les premières générations de chercheurs confrontés à la découverte de l’art pariétal paléolithique à la fin du XIXe siècle – les bisons d’Altamira sont connus dès 1878-1879 – n’admettaient pas son ancienneté, car ils déniaient aux hommes préhistoriques la possession des compétences nécessaires, n’existe-t-il pas encore aujourd’hui une réticence, plus ou moins avouée, à représenter ces mêmes artistes sous des traits qui ne seraient pas parfaitement caucasoïdes ?
A la lumière des recherches en préhistoire, il est peut-être enfin temps d’en finir avec ces représentations obsolètes, non seulement synonymes de repli sur soi qui, comme tout repli, conduit à l’asphyxie, mais surtout génératrices au mieux d’une indifférence, au pire d’un rejet, l’un comme l’autre mortifère ?

Produit de migrations et de mélanges

A l’encontre d’idées reçues tenaces enracinées dans les esprits par des discours d’intolérance, d’exclusion et de rejet plus ou moins assumés, le peuplement de ce que nous appelons aujourd’hui la France apparaît donc, irrémédiablement, comme le produit de migrations et de mélanges de populations qui remontent aux origines de l’humanité.
Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement si l’on considère notre condition de « finistère », territoire situé au bout du continent et qui a de ce fait naturellement constitué une terre d’arrivées successives, et donc d’immigration.
Autant de faits incontournables, qui devraient modifier le regard que nous portons sur les « autres », migrants d’aujourd’hui, et en cela descendants directs de ceux, à la peau foncée, qui occupèrent plus tôt notre territoire, posèrent les fondements de notre civilisation occidentale… et inventèrent au fond des cavités profondes des chefs-d’œuvre qui figurent parmi les plus belles réalisations humaines, admises à juste titre sur la liste du patrimoine mondial.
Pedro Lima est journaliste scientifique, Romain Pigeaud est préhistorien et chercheur associé (université Rennes-1) et Pascal Semonsut est historien, spécialiste de la représentation de la préhistoire.

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