samedi 19 décembre 2015

Le livre, ce remède souverain


MARIE MAUREL DE MAILLÉ

Depuis les attentats du 13 novembre, les Français sortent moins. Les commerces en pâtissent, y compris les librairies. D’après l’institut d’études GfK, le marché du livre a connu, ensuite, une baisse sensible. Pour le mois de novembre, la quantité de livres vendus et le chiffre d’affaires du secteur ont ainsi baissé de 6 %.
Les libraires, cependant, dressent de la période un tableau plus nuancé  : la fréquentation a certes faibli, mais les ventes s’envolent pour les ouvrages sur l’islam, le Moyen-Orient et la radicalisation. Dans les librairies à Paris mais aussi chez Coiffard, à Nantes, chez Mollat, à Bordeaux, ou encore au Square, à Grenoble, on vend beaucoup d’exemplaires du dernier ouvrage de Jean-Pierre Filiu, Les Arabes, leur destin et le nôtre (La Découverte, 2015). « Comme après le 7 janvier », disent les libraires interrogés, les lecteurs demandent notammentLe Piège Daech, de Pierre-Jean Luizard (La Découverte, 2015), ainsi que les travaux du politologue spécialiste de l’islam Gilles Kepel ou ceux de l’anthropologue Dounia Bouzar.
Au Divan, une librairie du 15e arrondissement de Paris, Philippe Touron raconte la journée du lendemain des attentats. « Les gens étaient sonnés. Ils voulaient parler, dans un espace où ils savaient pouvoir trouver des pistes de réflexion. » Un engouement lié, selon lui, à la « valeur ­refuge » que constitue le livre, mais aussi à l’espace de la librairie, un lieu où « on entre, on flâne, on discute, entouré d’objets qui créent du sens pour nous».

Reconstruction
Pourquoi se tourner vers les livres ? La lecture aiderait-elle à soigner nos tristesses, à réparer les traumatismes, individuels et collectifs ? Michèle Petit, anthropologue spécialiste de la lecture, rappelle, dans son ouvrage L’Art de lire, ou comment résister à l’adversité (Belin, 2007), que les librairies new-yorkaises ont connu un pic de fréquentation après le 11 septembre 2001. Invitée à commenter le « retour aux livres » constaté en France après les attentats de janvier, Michèle ­Petit précise  : « La lecture ne peut pas sauver » de grands traumatisés, mais elle peut contribuer à leur reconstruction. « L’idée qu’il faudrait lire pour “se réparer” est trop schématique. D’ailleurs, réparer veut dire ramener à l’état précédent, celui d’avant la blessure, alors que la lecture est une construction de soi, une activité transformatrice. »
S’il y a transformation, c’est parce que le livre fait travailler une dimension essentielle de l’humain. « Nous sommes des animaux poétiques, assoiffés de symbolique », dit-elle encore. La lecture, comme activité créatrice de sens, aiderait donc à surmonter les épisodes douloureux, les moments de rupture, de perte de repères. Le mot « repère », d’ailleurs, revient dans la bouche des libraires interrogés après le 13 novembre.
La lecture permet d’essayer de comprendre l’incompréhensible, mais aussi de sortir de la tristesse par la « rencontre » avec un autre esprit. Marcel Proust conseillait cette activité à « l’esprit paresseux », sujet à la neurasthénie  : « Ce qu’il faut donc, c’est une intervention qui, tout en venant d’un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c’est bien l’impulsion d’un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. »

Eau chaude au citron

En Grande-Bretagne, les vertus de la lecture sont prises très au sérieux, au point que l’on y parle de « bibliothé­rapie ». La prescription de livres pour les problèmes psychiques légers est ainsi ­encouragée. Une liste d’ouvrages de psychologie populaire, dits « self-help books », est mise à disposition dans les bibliothèques du pays, grâce à une association caritative, The Reading Agency. Outre ces livres de psychologie populaire, la bibliothérapie s’appuyant sur les ouvrages de fiction connaît un certain succès dans le monde anglo-saxon. Ainsi vient de paraître en France Remèdes littéraires. Se soigner par les livres, de Susan Elderkin et Ella Berthoud,un épais manuel, publié en 2013 au Royaume-Uni et traduit dans une vingtaine de langues, en forme de livre d’apothicaire, où George Eliot et Gustave Flaubert auraient remplacé le thym, l’huile de foie de morue et l’eau chaude au citron.



Affichant résolument sa légèreté, ce livre est pourtant le fruit du travail des deux auteures, qui proposent des consultations depuis 2008. Le patient doit remplir à l’avance un questionnaire, qu’il approfondira pendant la consultation. Celle-ci dure environ 45 minutes et coûte 80 livres, soit 110 euros, une note un peu salée pour cette médecine de l’âme dont les effets sont difficiles à évaluer. Le lecteur se voit prescrire un remède « immédiat », et cinq autres conseils lui sont envoyés ensuite.
Dans notre cas (une séance gratuite), l’expérience laisse le sentiment d’avoir passé un moment agréable à bavarder de sujets littéraires, sans forcément justifier l’appellation de « thérapie ». Les auteurs l’admettent volontiers  : « Entre 60   % et 70 % de nos clients n’ont pas de problème particulier, estime Ella Berthoud. Seulement 30 % environ ont vécu quelque chose de difficile, comme un divorce ou une ­dépression. »

Besoin universel

C’est précisément l’idée d’un « soin » par les livres, a fortiori par les livres de fiction, qui suscite une certaine méfiance en France. Pour Michèle Petit, le mot « bibliothérapie » est réducteur  : « L’usage des livres comme thérapie est un phénomène plutôt anglo-saxon. Pour comprendre les bénéfices de la lecture, réels, il faut adopter une représentation plus large de cette activité, sans la cantonner à une recherche de soin, et encore moins à une prescription. » C’est ce qu’elle s’est employée à faire dans ses recherches. L’Art de lire relate plusieurs années d’observation de « groupes de lecture » en Amérique latine. Pour que le bénéfice de la lecture soit réel, il faut la débarrasser du cadre scolaire, dans lequel elle peut évoquer des souvenirs d’exclusion ou d’humiliation. Michèle Petit décrit, par exemple, une expérience dans un foyer de réinsertion d’enfants-soldats en Colombie, au début des années 2000. Le groupe était volontairement éloigné du cadre scolaire  : pas de notes, de devoirs ou d’obligation de participer. La médiatrice racontait des mythes et légendes devant une carte du pays. Soudain, l’un des participants, « dont on avait jamais entendu la voix », s’est ouvert, a relaté les histoires entendues pendant son enfance, et pointé sur la carte les régions qu’il avait parcourues pendant la guerre en décrivant ce qu’il y avait vécu.



En ce qu’ils touchent à un besoin universel de création de sens, les récits fictionnels, contes, légendes, romans, sont aussi un support naturel pour les psychothérapeutes. Antoine Mousty est ­psychologue clinicien dans le service de psychiatrie de l’adolescent de l’hôpital d’Argenteuil (Val-d’Oise). Plutôt que d’utiliser le terme de « bibliothérapie », il préfère désigner le livre comme une « médiation thérapeutique » possible, parmi d’autres activités. Une médiation essentielle lorsque le langage commun fait défaut  : « Au cours d’une psychothérapie classique, le patient formule le problème qui le fait souffrir. Chez un psychotique, ce modèle est inadéquat, car son rapport à la réalité est différent. La lecture peut alors donner forme à quelque chose qui n’est pas élaboré psychiquement. Le livre rencontre le monde interne du patient. »
Mais pour qu’une telle rencontre advienne, la lecture doit être prise dans un tissage relationnel avec le psychologue. « Si on faisait lire des contes par un ordinateur, ça ne marcherait pas !,explique Antoine Mousty. Ce qui importe, c’est la relation, la façon dont le thérapeute apporte du sens par son ton, comme la mère apportait du sens pour l’enfant. » De plus, personne ne réagit de la même façon aux mêmes histoires. Le lien avec le thérapeute est donc essentiel, car c’est lui qui guette les signes, les interprète, aide la malade à donner forme à ce qu’il ­ressent.

Monde intérieur

C’est l’autre raison pour laquelle le terme de « bibliothérapie » suscite des réserves  : il est impossible de prédire l’effet d’un livre sur quelqu’un, donc de systématiser la prescription d’ouvrages. Karine Brutin, auteure de L’Alchimie thérapeutique de la lecture (L’Harmattan, 2000), a longtemps travaillé comme professeure de français auprès de jeunes souffrant de troubles psychiques à la ­clinique Georges-Heuyer, à Paris. Elle confirme  : « On ne peut pas anticiper leurs réactions. Des livres anodins pour soi peuvent déclencher des choses très fortes chez autrui. » L’enseignante se souvient de cette jeune fille qui évoquait Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, de Stefan Zweig (1927), en disant  : « C’est extraordinaire, cela parle de moi sans que j’aie besoin de parler de moi. » Le livre apaise, mais il n’est pas perçu comme un outil thérapeutique par le patient. « La litté­rature lui ouvrait la possibilité de communiquer tout en gardant ses secrets pour elle, commente l’enseignante. Où l’on voit que l’usage de la lecture peut être un usage de liberté. »
Lire, en somme, est toujours une prise d’indépendance, hors du champ de la thérapie ou du cadre éducatif. Depuis le 13 novembre, ceux qui lisent « pour comprendre » choisissent de s’arracher à la temporalité de l’enquête que l’on suit frénétiquement sur Internet, à la télévision ou dans la presse. Ils prennent un « détour vital », selon le mot de Michèle Petit, dans un monde intérieur où les enjeux de la lecture, qu’ils soient thérapeutiques, scolaires ou citoyens, laissent place à un espace hors du temps, comme les arcades des palais de la Venise rêvée que Proust dit retrouver dans Shakespeare et Dante  : « Elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. »


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