dimanche 13 décembre 2015

Ce qu’Hollywood révèle des peurs des jeunes

LE MONDE CULTURE ET IDEES  Par Noémie Luciani

«  Le Labyrinthe 2 : La Terre brûlée  », de Wes Ball.
«  Le Labyrinthe 2 : La Terre brûlée  », de Wes Ball. 20TH CENTURY FOX
Contre quoi, contre qui se battent les guerriers de 15 ou 20 ans qui ont envahi les sagas littéraires à succès pour jeunes adultes et les écrans ? Tandis que s’achevait, avec les cinq chapitres de Twilight (2008-2012) et des films comme Les Ames vagabondes ou Sublimes créatures (2013), un raz de marée fleur bleue, le premier épisode de la tétralogie Hunger Games, sorti en mars 2012, inaugurait, pour le même public adolescent, une ère définitivement martiale. Dans des mondes de ­science-fiction soumis à des gouvernements autoritaires, de jeunes héros de la même ­génération que leurs spectateurs sont ­contraints d’apprendre à se battre pour ­défendre leurs libertés individuelles.
Trois ans plus tard, en ce douloureux au­tomne 2015, la saga Hunger Games s’achève et, dans le monde réel, d’autres jeunes gens sont partis apprendre à manier les armes pour revenir tuer. Dans ce contexte effarant, le très grand succès de ces films interroge. Non qu’il faille être dupe des sirènes d’Holly­wood au point d’y voir un fidèle miroir du monde, mais à l’heure où l’organisation Etat islamique, avec sa société de production Al-Furqan Media, travaille assidûment à parler propagande avec les grands effets du cinéma populaire, il est intéressant de revoir autrement ces films de science-fiction guerrière qui rassemblent le jeune public aux quatre coins du globe.

Les quatre films ou séries de films que l’on évoquera (Hunger Games, Divergente, The ­Giveret Le Labyrinthe) sont situés dans un futur proche avec, pour décor, un monde postapocalyptique ravagé par les conflits mondiaux et/ou les désastres écologiques. Dans trois cas, les survivants ont reconstruit sur les cendres de la civilisation passée une société pensée en système de castes très étanches, dont le respect est censé assurer la paix. Au sein du système féodal d’Hunger Games, ces castes sont des « districts » sous l’autorité de la région la plus riche à laquelle ils fournissent la plus grande part de leurs ressources. DansDivergente et The Giver (sortis en 2014), il n’y a en apparence pas de distinction hiérarchique entre les castes. ­Elles rassemblent les membres de la popu­lation active selon leur fonction sociale (ouvrière, agricole, médicale, gouvernementale…) et c’est à l’adolescence, d’après des critères flous, que chacun est sommé d’intégrer un groupe.
"Hunger Games : Mockingjay - Part 2" Murray Close / AP

Métaphore guerrière

Les héros de ces films sont des jeunes gens qui ne rentrent pas dans les cases, ou ne veulent pas y entrer. La nuance est ténue, et souvent à dessein : dans Divergente, le test déterminant l’appartenance de chacun à sa « faction » n’a pas, officiellement, de valeur prescriptive. Il revient aux jeunes gens de confirmer ou non la place qu’on leur a assignée, mais cette liberté coûte cher : s’ils ­optent pour une autre faction, et que cette dernière les rejette, ils se retrouveront « sans-faction », contraints à une vie mar­ginale dans la mendicité pour avoir refusé d’être utiles à la façon dont le groupe leur ­recommandait de l’être.
Si la quête identitaire et la difficulté à assumer sa personnalité constituent un motif classique de la littérature et du cinéma pour la jeunesse, le contexte politique mis en scène par ces films est ici l’indice d’un sentiment assez nouveau chez les jeunes adultes. Sociologue spécialisée dans les âges de la vie et auteure de Devenir adulte. Sociologie ­comparée de la jeunesse en Europe (PUF, 2008), Cécile Van de Velde le décrit comme une « double injonction contradictoire ». Elle note chez les jeunes gens un inconfort ­grandissant, lié à l’impossibilité de trouver une place dans une société qui, tout en les invitant ouvertement à s’exprimer et à s’épanouir en tant qu’individus, leur intime en ­silence, s’ils veulent pouvoir exister – économiquement – dans des sociétés en crise, de se plier aux codes très rigides du marché de l’emploi.
Cécile Van de Velde, qui s’intéresse à l’investissement des jeunes dans les mouvements sociaux, remarque notamment que, dans l’évocation de leurs difficultés à intégrer le monde professionnel, ces derniers ont de plus en plus tendance à recourir à la métaphore guerrière. Devenir adulte est un « parcours du combattant », trouver un emploi une « lutte » de tous les instants dont on s’écarte souvent (les années sabbatiques n’ont jamais été aussi en vogue), le temps de « se refaire une armure » : il s’agit d’affronter une guerre imposée à l’orée de l’âge d’homme, comme celle que subissent les ­héros de fiction.

Ennemi sans visage

Sans illusions. Car « contrairement à la ­génération qui a 30 ans aujourd’hui, note la sociologue, les jeunes de 20 ans ne croient déjà plus à la possibilité de trouver leur place. Ils ont le sentiment de s’être fait piéger par ce monde ». Assumé ou subi, le fatalisme frappe aussi les jeunes héros de cinéma. Dès le début, la saga Le Labyrinthe (2014) illustre cette absence de perspectives : abandonnés dans une immense clairière cerclée de falaises, face à un labyrinthe aux pièges mortels, de jeunes garçons dont on a effacé la ­mémoire s’organisent d’eux-mêmes en ­castes, regroupant les égarés ­selon leur utilité à la communauté.
Difficulté supplémentaire : l’ennemi des jeunes révoltés dissimule son visage. « En mai 1968,remarque Cécile Van de Velde, les ­jeunes gens pensaient se battre contre un ­ennemi visible, des figures paternelles et politiques définies. Aujourd’hui, dans un contexte de crise, ils ont le sentiment d’être face à un échelon beaucoup plus compliqué de responsabilités, où l’on retrouve les parents et les ­politiques mais aussi les banquiers, les chefs d’entreprise… Ils sont révoltés, sans savoir contre qui poser leur révolte. »
Le crime, en revanche, est bien visible : une Terre ravagée par la crise et la pollution, dont Hollywood fait un tableau spectaculaire qui semble emprunté au film catastrophe. Dans le second volet du Labyrinthe, elle est rebaptisée « Terre brûlée » après avoir été frappée par le Soleil et réduite en désert de sable selon un motif récurrent du genre – la nature révoltée contre la folie destructrice des hommes.

Jeux du cirque

Le paysage des films s’envisage sur un mode binaire : dans l’immensité d’un champ de ruines, fait de façades à moitié ­détruites dont les volumes énormes renvoient à un âge d’or passé, la civilisation ­reconstruite n’est qu’une enclave de paix ­séparée du chaos par une clôture électrique (Divergente), des falaises (Le Labyrinthe), un rempart (The Giver). Greffe fragile, dont les ­lignes architecturales travaillent les symboles : les grandes baies vitrées disent l’idéal de transparence de l’ère nouvelle, les lourds ­bâtiments bétonnés montrent la peur de tout ce qui vient du passé et du dehors.
On ne saurait reprocher aux jeunes héros leur peu d’empressement à accepter cet ­héritage où les dettes pèsent plus lourd que les trésors. Métaphore d’un système économique dont la cruauté première est de n’accepter que ceux qui se plient au formatage, la ­société de castes est surtout un masque ­d’ordre posé sur le chaos. Dans Hunger ­Games, la cohésion sociale est maintenue ­selon le principe antique du panem et ­circenses. Les jeux du cirque sont des émissions de télé-réalité où l’on se bat et se tue réellement devant des caméras dernier cri : au mieux, l’Histoire n’avance pas, au pire, elle régresse. Il n’y a pas de dieu, pas non plus de foi au sens large : on peut croire en un individu charismatique, une jeune énergie, un être pur, mais pas dans le progrès, et encore moins dans la sagesse du groupe.
Il est impossible aux jeunes héros de trouver des modèles dans les pas desquels en­gager les leurs. Tout au plus tolérera-t-on l’aîné, de quelques mois ou de quelques ­années. Mais pas les pères, ou seulement pour un temps. Dans The Giver, Jonas est appelé à ­recueillir la mémoire de l’Histoire, que le reste du monde ignore. Il ne trouve dans son initiateur qu’une ombre de maître, capable de lui transmettre la connaissance mais pas la volonté d’agir qui lui a toujours manqué. A la fin d’Hunger Games, Katniss se met à soupçonner que, derrière ses beaux discours libertaires, la chef des révoltés ne vaut pas mieux que le tyran qu’elle affronte. Tris, dans Divergente, fait un cheminement similaire. Ce n’est plus le modèle qui fait grandir, mais la révélation de sa défaillance, totale ou partielle. Les jeunes guerriers de cinéma ne pourront écouter leurs aînés que le temps de s’élancer en solitaire à la conquête d’un monde rêvé auquel ils ne croient déjà plus : leurs armes et leurs armures, leurs corps d’athlète semblent de bien faibles remparts face au vertige.
« Hunger Games : la révolte, 2e partie » film américain (2 h 17) de Francis Lawrence. Avec Jennifer Lawrence, Donald Sutherland, Toby Jones. En salles.
« Le Labyrinthe » film américain (1 h 49) de Wes Ball. Avec Dylan O’Brien, Thomas Brodie-Sangster, Aml Ameen. 1 DVD 20th Century Fox.
« Divergente », « Divergente 2 : l’insurrection » films américains de Neil Burger et Robert Schwentke. Avec Shailene Woodley, Theo James, Kate Winslet. 2 DVD M6 Vidéo.
« The Giver » film américain (1 h 33) de Phillip Noyce. Avec Jeff Bridges, Meryl Streep, Brenton Thwaites. 1 DVD StudioCanal

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