samedi 7 novembre 2015

Regard philosophique - Cynthia Fleury :« La technique sans clinique est une illusion »

06.11.2015


Philosophe, psychanalyste, membre du comité d’éthique, enseignante à l’X et à Sciences Po, Cynthia Fleury accorde à l’individu une place centrale dans sa réflexion, fil rouge de son dernier ouvrage, « Les Irremplaçables ». Un concept qui se décline si bien au colloque singulier. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle évoque les rapports entre la technique et la clinique, la relation médecin-patient. Elle revient aussi sur le débat sur la fin de vie.

Le Généraliste. Vous êtes membre du CCNE. Avec les progrès de ces 40 dernières années, la médecine est-elle davantage devenue un champ de réflexion pour le philosophe ? Jusqu’à quel point le progrès médical vous semble-t-il bénéfique pour le patient ?

Cynthia Fleury. La médecine a toujours été un champ de réflexion pour la philosophie au sens où celle-ci s’intéresse au « souci de soi », lui-même indissociable des justes rapports entre « l’âme » et le corps. Chez les Stoïciens, l’idéal d’ataraxie, d’absence de troubles, est un idéal très « sanitaire » du bonheur, comme si ce dernier était le résultat d’un équilibre, d’une certaine forme d’ascèse du sujet. Ne pas désirer l’excessif, ni agir de façon intempestive, pratiquer l’éducation physique, toute cette exigence de cohérence entre la santé de l’esprit et celle du corps a défini l’approche grecque de la santé.


Cette vision était déjà très holistique au sens où le bien-être de la personne correspondait à un ensemble de facteurs, physiques, psychiques et sociaux, qui n’est pas sans faire écho à la définition de l’OMS. Quant à la médecine, elle a souvent été utilisée par Platon pour métaphoriser la « juste autorité », autrement dit le savoir que je dois écouter en tant que patient dans la mesure où il témoigne de ce dont j’ai besoin pour guérir. Même si, d’emblée, Platon rappelle que le pouvoir sophistique peut être plus efficace encore que celui des médecins car les individus se laissent séduire par l’art rhétorique qui peut agir comme un placebo plus influent encore que le traitement médical.

Au XXe siècle, Canguilhem a été également déterminant pour expliquer en quoi si la maladie est objectivable, elle ne dit pas l’intégrale du sujet malade. Pour comprendre le sentiment d’être malade, il faut se rappeler que la maladie est un « fait total », autrement dit, à appréhender au niveau de l’individu entier. Dans la maladie, ce qui est bouleversé, ce n’est pas tel ou tel organe, mais le sujet dans ses entité et identité globales : ce qui advient, c’est une qualité de vie moindre, un sentiment de « vie contrariée ». Le progrès médical oublie parfois cette évidence première de la nécessité d’humanisation de la relation dans la mesure où le médecin soigne un « sujet malade » avant même d’objectiver la maladie pour la guérir. Aucune technicité de la médecine ne peut ni ne doit se substituer à la clinique et à la qualité relationnelle, intersubjective, entre le patient et son médecin.

La rationalisation qui s’abat sur l’univers de la santé, notamment à cause des contraintes économiques actuelles, ne facilite pas le maintien d’un temps qualitatif pour la clinique, comme de sa valorisation.

Ne risque t-on pas un dérapage vers une obligation de santé ? Devrait-on viser une santé « suffisante » ?

› C. F. Personne ne peut nier que la normalisation sociale nous invite à définir un modèle parfait du corps, svelte, en très bonne santé, sportif, indéfiniment jeune, modèle dont la perfection peut virer à un sentiment chez l’individu de contrainte forte, voire de discrimination si cet idéal n’est pas atteint. Sans doute, le médecin, doit être le premier à dédramatiser ce souci de la norme chez son patient afin de protéger sa santé physique et psychique. Doit-on parler alors de « santé suffisante » ? La formule n’est pas très heureuse même si elle témoigne d’une idée de tempérance qui n’est pas inutile. Une santé suffisante, ce n’est pas une santé « maximale ». Bien sûr, l’idéal progressiste de la médecine nous oblige plutôt à réfléchir à une santé « optimale », plutôt que suffisante ou maximale.

Il est classique d’entendre les patients se plaindre de la mauvaise qualité de la relation avec « les médecins ». Doit-on attribuer ce phénomène à l’hypertechnicité du soin ? D’autres facteurs sont-ils en cause ?

› C. F. L’hypertechnicité n’est un bénéfice qu’à la condition d’être au service de la singularité du patient et d’une densification de la clinique. Si elle se substitue à l’une ou à l’autre, elle manque son objectif d’optimisation de la santé du patient.

Chacun connaît ces histoires où le médecin a démultiplié les examens techniques (scanners, radiographies, IRM, etc.) et prescrit une intervention chirurgicale alors même que des traitements beaucoup moins intrusifs auraient pu être prescrits et se révéler tout aussi, voire plus efficaces. La technique, sans clinique appropriée, est une illusion comme une autre. Sans parler du fait que l’évaluation qui organise le monde de l’hôpital est problématique dans la mesure où la tarification à l’acte pousse les médecins à démultiplier un certain type d’actes ou d’interventions plutôt que ce qui serait strictement souhaitable pour le patient.

Là encore, ce sont des dérives mais il remonte souvent, de la part des médecins eux-mêmes et des personnels soignants, le sentiment d’être pris dans une double contrainte, celle de la tarification à l’acte ou celle de la restriction des dépenses publiques sanitaires. Néanmoins, la relation patient-médecin est un questionnement de plus en plus commun entre les patients et leurs médecins. La création de la première chaire de philosophie à l’Hôtel-Dieu (janvier 2016), ouverte à tous les citoyens, comme à la formation initiale et continue des médecins, témoigne de ce souci très actuel d’améliorer notamment celle-ci, comme la relation qu’ont les citoyens avec leur propre santé.

La e-santé – dont la télémédecine, les projets santé de Google ou d’Amazon, etc. – se développe rapidement. Quels sont les risques pour le patient ? Le médecin ? On a tendance à déplorer cette tendance. Est-elle forcément mauvaise ?

› C. F. Ce sont des nouveaux acteurs de la santé qui n’ont pas la même déontologie que les médecins et dont les pratiques sont moins bien encadrées et régulées que celles, plus généralement, des acteurs de la santé. Donc, oui, il y a des risques de marchandisation et d’instrumentation plus élevée des données personnelles liées à la santé. En revanche, croire que l’on pourra faire sans eux paraît assez illusoire. Le big data touche tous les champs sociétaux et nous oblige à inventer une régulation ad hoc.

La revendication de pouvoir choisir sa mort est de plus en plus affirmée dans nos sociétés occidentales. Est-elle selon vous une façon d’apprivoiser la mort ou au contraire de la nier ?

› C. F. Il existe un mouvement transhumaniste qui revendique la quête d’immortalité et de l’homme augmenté. Mais il est minoritaire, même si des budgets liés à la science influent dans l’allocation.
Il n’empêche, la plupart des individus ne nient pas la mort mais cherchent simplement à mieux faire face à la détérioration des conditions dans lesquelles ils se trouveront au moment de leur mort ; en d’autres termes, s’ils devaient être dans une situation d’obstination déraisonnable, beaucoup souhaitent pouvoir faire pratiquer une sédation profonde, voire une euthanasie plus active. Il ne s’agit pas de nier la finitude, mais de ne pas se sentir piégé par la souffrance ou l’apparent manque de sens d’une vie. Nos représentations sur la mort, et d’autant plus sur notre propre mort, varient tout au long de notre vie. Et là encore, la majorité des individus considèrent qu’il y a un manque d’égalité patent dans l’accès aux soins palliatifs, autrement dit dans le choix d’un accompagnement serein vers la mort.

Beaucoup rappellent la nécessité, avant même de réformer telle ou telle loi, ou de lui en adjoindre une nouvelle, d’améliorer déjà l’existant concernant les soins palliatifs et l’application de la loi Leonetti elle-même. Ce qui me paraît important dans l’évolution du débat public concernant la question de la fin de vie, c’est de rappeler que la mort n’est pas une affaire individuelle comme on pourrait le supposer. La mort ne concerne pas exclusivement la personne en tant que telle. 

C’est une affaire familiale, de liens qu’il va falloir rompre et sublimer, c’est l’amont du deuil qui se construit là. Beaucoup de patients, sur le divan, m’expliquent encore, des années et des années après, comment ils ont eu le sentiment « qu’on leur volait la mort » de tel ou tel parent. Ensuite, le deuil est plus difficile encore.

En France, « on meurt mal » et ce n’est pas seulement un désastre pour les personnes en fin de vie, c’est aussi une désolation pour leur famille. Pourtant, l’on sait la nécessité pour le psychisme des individus qui demeurent d’avoir préparé, pensé, construit ce moment de la mort de l’être aimé.

Le patient est devenu un acteur de sa santé à part entière. On le dit désormais « sachant ». Ne court-il pas le risque qu’on lui oppose un jour la responsabilité de sa maladie ?

› C. F. Qu’on lui oppose une part de responsabilité dans sa maladie, en effet, n’est pas impossible dans la mesure où l’individualisation de la responsabilité est un mouvement plus général de l’État libéral. En revanche, si l’on revient à cette problématique du « sujet malade », le fait que le patient soit « acteur » et non pas uniquement « patient » est un facteur clé de la juste observance de son traitement, voire de sa guérison. Si la relation entre patient et médecin est asymétrique, elle ne peut être inégalitaire car elle sera alors profondément contre-productive.

Alors que la médecine empirique, celle des écoles de pensée, cède clairement sa place à celle de la médecine technique et objective, la parole du médecin est de plus en plus remise en cause. Comment expliquer ce paradoxe ?

› C. F. La parole de la science, en règle générale, est remise en cause. Le modèle médiatique de transmission du savoir a quelque peu changé : il est devenu plus controversé. La science a toujours progressé grâce à la controverse mais sans doute celle-ci n’était pas si accessible à tous. Or l’alphabétisation scientifique des citoyens a ses limites.

Autrement dit, nous désirons avoir accès à la controverse mais nous n’avons pas encore réellement les moyens de la penser. On oublie trop souvent que l’incertitude, la faillibilité sont les premiers partenaires de la science.

Justement, à l’aune des transformations technologiques qui ont bouleversé la médecine de ces dernières années, que deviennent les notions d’incertitude et de temps qui sont inhérents à la pratique de la médecine générale (où les diagnostics sont toujours dans un premier temps probabilistes) ?

› C. F. Weil-Dubuc a bien différencié deux types d’incertitude, la première qu’il qualifie d’épistémique et qui correspond à une incertitude (provisoire) due à l’incompétence (provisoire), autrement dit celle qui renvoie à un stade provisoire de connaissance. La seconde, plus ontologique, qui explique l’incertitude (définitive) par l’imprévisibilité irréductible de la réalité.

Aujourd’hui, l’accélération technologique fait que les deux types d’incertitudes sont sans cesse reconfigurés. Sans parler du fait que pour les médecins, interpréter le plus éthiquement et scientifiquement possible les données technologiques obtenues est de plus en plus difficile et sans parler de l’interprétation des données incidentes auxquelles les patients n’ont pas expressément consenti.

L’Assurance Maladie vient de fêter ses soixante-dix ans. Si l’accès aux soins pour tous permet à la France d’être dans le peloton de tête des pays ayant le système de santé le plus performant, au niveau individuel la « gratuité » du soin n’a-t-elle pas contribué à dévaloriser l’acte médical ?

› C. F. La gratuité n’a pas dévalorisé l’acte médical, bien au contraire, elle en a fait un bien commun. Par ailleurs, cette gratuité est une vue de l’esprit. C’est la solidarité nationale, le consentement à l’impôt, donc, qui prend sur lui une telle charge. C’est ce qui nous permet de lutter contre une dérive, bien plus dangereuse, à savoir celle de transformer la santé publique à but non lucratif en système purement marchand. En revanche, il est certain que nous pouvons améliorer l’usage que font les individus et les praticiens de leur système de santé. 
Reconnaissons néanmoins qu’un grand nombre d’individus sait encore mal identifier comment effectuer de façon efficace un « parcours de soins » adapté à ses besoins.

Aujourd’hui, tout médecin décide d’abord dans l’intérêt du patient, serment d’Hippocrate oblige. On lui demande aussi de décider dans l’intérêt général. Et on l’exhorte à soigner au moindre coût. Au final, la santé appartient-elle à l’individu ou à la collectivité ?

› C. F. C’est tout le défi, complexe et ambivalent, de la santé, à savoir qu’elle renvoie à la santé publique, nécessairement statisticienne et non personnelle, perçue à juste titre comme contraignante, et à la santé individuelle, personnelle, privée, qui cherche à être la plus singulière possible. L’enjeu, dans un État de droit, est que ces deux visions de la santé soient les moins antinomiques possibles, qu’elles puissent se combiner sans encombre, qu’elles soient susceptibles toutes deux d’être réellement « capacitaires » pour les individus et notamment les plus vulnérables d’entre nous.

Entretien réalisé par le Dr Linda Sitruk



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