samedi 24 octobre 2015

Un rapport invite les hôpitaux psychiatriques à commémorer "l'hécatombe des fous" entre 1939 et 1945


45 000 malades mentaux sont morts de faim en France durant la Seconde Guerre mondiale. Un drame longtemps oublié, qui témoigne du peu de cas que l'on a longtemps fait de la psychiatrie. Missionné sur le sujet, l'historien Jean-Pierre Azéma propose notamment d'apposer une plaque commémorative à l'entrée des hôpitaux psychiatriques concernés.

"J'ai vu le spectacle d'une telle misère morale et physiologique, d'une telle famine qu'il nous plonge en plein Moyen-Âge et paraît tout à fait incroyable pour notre époque. Des salles pleines de malades hâves, décharnés, squelettiques, couchés en raison de leur extrême faiblesse ; la température n'atteint pas 36°C (...). Ils attendent de mourir de faim. Presque tous ces malades sont couverts de vermine et de gale, (...) atteints de furonculose, d'anthrax suppurants, ils ne peuvent être convenablement traités faute de désinfectant et de linge." Tiré d'un rapport d'inspection de l'hôpital psychiatrique de Clermont-de-l'Oise (Oise) en novembre 1944, ce descriptif glaçant est repris par l'historien Jean-Pierre Azéma dans son rapport de mission sur le drame que les personnes handicapées mentales ou malades psychiques ont connu dans les hôpitaux psychiatriques et hospices français entre 1941 et 1945. Le président du comité scientifique de la mission du 70e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale l'a remis le 13 octobre dernier au secrétariat d'État chargé des Anciens combattants et de la Mémoire ainsi qu'à celui chargé des Personnes handicapées et de la Lutte contre l'exclusion. Durant le conflit, on chiffre à 45 000 le nombre de malades mentaux morts de faim en France.

"Cette descente progressive aux enfers"

Une "hécatombe des fous", pour reprendre notamment le titre du livre de l'historienne Isabelle von Bueltzingsloewen, sorti en 2007 (1) et cité comme "l'ouvrage de référence" par Jean-Pierre Azéma. Ce dernier la suit d'ailleurs quand elle soutient "qu'il n'existe aucune directive qui prouverait que le régime de Vichy a bien eu l'intention d'éliminer les malades mentaux" (2). On n'est donc pas ici dans un programme d'élimination par la faim programmé par Vichy ou le régime nazi, ni dans une crise de famine aiguë mais davantage dans "un état de famine lente". Celle-ci a touché tous les hôpitaux psychiatriques sans exception, rappelle l'historien : de manière plus prégnante ceux situés à proximité des grandes villes, un peu moins les asiles privés aux malades de classes souvent plus aisées et les petits hôpitaux tenus par des religieuses. "Cette descente progressive aux enfers" s'explique également par le grand froid qui a sévi durant la guerre et le dénuement total, aggravant "des faiblesses que l'absence de nourriture rendait mortelles". À ce titre là, note l'auteur, "les plus vulnérables ont été les vieillards, les grabataires et les malades "chroniques", souvent internés depuis des années, notamment des schizophrènes, de grands mélancoliques et des déments séniles".

Un état de famine pire encore dans les hospices

Si la situation dans les hôpitaux psychiatriques était proche du mouroir, elle l'était tout autant si ce n'est davantage encore dans les hospices, où "les personnes âgées (...) eurent droit à plus de bonnes paroles distillées par le chef de l'État qu'à des surplus alimentaires", glisse Jean-Pierre Azéma. De surcroît, ces établissements eurent même droit à de moindres suppléments de ravitaillement que les structures psychiatriques. "La pénurie devint telle que certains pensionnaires de l'hospice furent arrêtés en train de chaparder. Tous ou presque furent eux aussi des victimes de leur isolement social", rappelle l'historien.

Les prélèvements des nazis, la passivité de Vichy

Dans la querelle de savoir qui est responsable de ce drame, Jean-Pierre Azéma souligne donc que c'est bien "la politique systématique de prélèvements considérables pratiqués par l'occupant qui rend la situation alimentaire dramatique. Si les carences du régime de Vichy sont réelles, acceptation beaucoup trop passive des exigences de cet occupant, absence d'intérêt suffisamment marqué à l'égard des malades mentaux, elles n'ont pas joué un rôle moteur. Et ce d'autant plus qu'il ne faudrait pas sous-estimer l'importance de la rupture du lien social, aggravée par l'enfermement dans des institutions dont la fonction de réclusion l'emportait alors le plus souvent sur la fonction thérapeutique." À cette époque, écrit ainsi l'historien, les quelque 207 psychiatres existant n'étaient que peu considérés et disposaient d'un personnel raréfié pour s'occuper des patients. De surcroît, "la plupart" des médecins-chefs des hôpitaux psychiatriques "hésitèrent à établir, dans un premier temps, un lien de cause à effet entre surmortalité et sous-alimentation". Quant à ceux, plus "inventifs", qui tentaient d'aller de l'avant, ils se heurtaient in fine à un système de rationnement généralisé même si les malades mentaux internés ont reçu, du moins au début, les mêmes rations que ceux des hôpitaux publics généraux.

Un monument commémoratif des victimes civiles au Trocadéro

En signe mémoriel, Jean-Pierre Azéma propose d'ériger un monument sur le Parvis des droits de l'homme (l'esplanade du Trocadéro) à Paris élargissant les propos au-delà des seuls malades mentaux. En dédicace : "Aux victimes civiles mortes de faim et de froid dans l'indifférence, durant l'occupation". L'historien invite aussi à apposer une plaque à l'entrée des hôpitaux psychiatriques en service durant la Seconde Guerre mondiale rappelant que 45 000 malades mentaux sont morts de faim en France à cette époque. Enfin, "une commémoration officielle de "l'hécatombe" pourrait se faire lors de la journée nationale des personnes en situation de handicap", écrit l'intéressé, à savoir chaque 3 décembre. Dans un communiqué commun, les deux secrétariats d'État soulignent que ces propositions "doivent maintenant être partagées et discutées avec les divers partenaires de l'association Mouvement pour une société inclusive, afin de proposer au président de la République les gestes qui permettront d'inscrire dans la mémoire nationale le souvenir de ces victimes trop longtemps oubliées".
Thomas Quéguiner 
(1) "L'Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l'occupation", Isabelle von Bueltzingsloewen, éditions Aubier, 2007.
(2) 49 malades mentaux de l'hôpital psychiatrique de Stephansfeld-Brumath en Alsace ont été gazés sur ordre du Reich. Mais l'Alsace étant alors annexée par l'Allemagne et non uniquement occupée, ils ont été exterminés comme l'ont été les malades mentaux allemands.


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