mercredi 30 septembre 2015

Peindre sous hallucinogène

LE MONDE |  | Par 

"Sans titre", de Pierre-Xavier Lafitte, pastel encre sur papier.

Une exposition nommée « Psilocybine » ? De quoi s’agit-il ? De botanique et de chimie. La psilocybine est un ester d’acide phosphorique. Elle a été isolée en 1958 par le chimiste bâlois Albert Hofmann, celui-là même qui avait, en 1943, extrait le LSD de l’ergot de seigle. Pour la psilocybine, sa matière première était les sclérotes d’un champignon que cultivait le mycologue Roger Heim au Muséum national d’histoire naturelle de Paris à partir d’exemplaires récoltés au Mexique par un savant et banquier américain, Robert Gordon Wasson, en 1953, et qui les lui avait envoyés.

Pourquoi tant d’intérêt pour cette petite plante grêle ? Parce que ses propriétés sont connues depuis longtemps. Hallucinogène, elle partage cette particularité avec une autre plante d’Amérique centrale et du sud des Etats-Unis, un petit cactus sans épines que les Aztèques nommaient peyotl. Il produit un alcaloïde identifié en 1894 et synthétisé en 1919 : la mescaline.


Rôle fondamental dans l’histoire des arts


Le rôle du peyotl et de la mescaline dans l’histoire de la littérature et des arts est considérable. Katherine Mansfield, William Yeats, Walter Benjamin, Ernst Jünger, Aldous Huxley, Allen Ginsberg et Jack Kerouac en prennent pour éprouver ses effets sur leurs perceptions et leurs psychismes.
En France, Jean-Paul Sartre et Jean Paulhan font de même, mais on connaît surtout le voyage d’Antonin Artaud en 1936 chez les Indiens Tarahumaras, chez lesquels la prise de peyotl est liée à des rites et des danses que le poète a décrits ; et l’usage de la mescaline par Henri Michaux de 1955 à 1960, dont sont issus ses dessins dits « mescaliniens » et ses livres Misérable miracle (éditions du Rocher, 1956) et Connaissance par les gouffres (Gallimard, 1961). Il ne s’agit pas, pour lui, de s’abîmer dans un paradis artificiel, mais d’observer les altérations, accélérations et fragmentations qui affectent sa pensée à chaque prise. Dès que la psilocybine synthétisée lui est accessible, il l’essaie à son tour, le 11 avril 1959. Il note : « Moins forte en spectacles que la mescaline ou que l’acide lysergique, la psilocybine est étonnante par les transformations intérieures. » Peu après, Huxley, Jünger, Ginsberg et Arthur Koestler en absorbent.

Il s’agit, pour Henri Michaux, d’observer les altérations, accélérations et fragmentations qui affectent sa pensée à chaque prise de psilocybine

Que les psychiatres s’y intéressent aussi vite qu’eux est logique : ils en espèrent des capacités thérapeutiques. Dès 1958, Jean Delay, titulaire de la chaire de la clinique des maladies mentales à l’hôpital Sainte-Anne, la teste. Deux de ses élèves lui consacrent leur thèse, Anne-Marie Quentin, en 1960, et René Robert, en 1962. La première se fonde sur 114 protocoles réalisés sur des sujets malades ou normaux – dont Michaux anonymement. Le second réalise 35 protocoles avec 29 artistes, dont 5 internés, auxquels il demande de dessiner ou peindre. Ces œuvres ressurgissent aujourd’hui, là où elles sont nées, accompagnées de documents historiques. Il n’a pas été possible de retrouver tout ce qui est né au cours des séances de René Robert, mais ce qu’il en subsiste est captivant.

Les « cobayes » sont, pour les uns, des amateurs peu connus et, pour les autres, à l’inverse de jeunes artistes de l’avant-garde parisienne du début des années 1960, tels Jean-Jacques Lebel, Daniel Pommereulle et Philippe Hiquily. Artistes professionnels, Pierre-Xavier Laffite et Sam Mandel n’appartiennent à aucune des deux catégories mais, leurs séries ayant été conservées exhaustivement, ils se trouvent au centre de l’exposition, puisque c’est avec eux qu’il est possible d’observer l’action de l’hallucinogène dans sa durée.


Entêtantes abstractions biomorphiques


Durant la prise, Laffite, peintre d’habitude lent et minutieux, exécute une nouvelle œuvre toutes les trois minutes en moyenne. Les premières sont des paysages dans la suite de Dufy ou Bonnard. Les dernières de l’action painting qui éclabousse la feuille de rouge et de noir. Sam Mandel, rescapé des camps, est lui aussi un paysagiste. A l’encre, il trace des têtes d’homme de plus en plus détruites, des gueules de chiens de plus en plus menaçantes. Tout en dessinant, il dit à René Robert : « Je n’ai jamais eu le culot de faire ça. J’ai toujours voulu faire ça. »

Il serait tentant d’en déduire que la drogue supprime les inhibitions et permet à l’artiste d’accéder à la formulation directe de ce qui demeurait latent ou masqué. Si ce n’est que les compositions d’encre de Chine rehaussées de couleurs de Lebel ont des parentés stylistiques avec ses œuvres exécutées avant ou plus tard, hors de toute drogue : même fluidité des lignes sinueuses et spiralées, même rythme ample, même puissance physique. La psilocybine l’entraîne sans doute à exaspérer ces constantes, mais ne les fait pas naître. Même remarque à propos de Pommereulle. 

Le haschisch n’explique pas non plus à lui seul les entêtantes abstractions biomorphiques de Bernard Saby, qui sont ici à titre de comparaison, ce dernier n’ayant pas participé aux tests.

Michaux, après lecture de la thèse de Robert, en tira cette conclusion : « Contrairement à ce qu’auraient pensé les naïfs, l’activité, l’intervention artistique contrarie, submerge et même exclut l’hallucination, les illusions et la plupart des visions fantastiques. » Remarque profonde à verser à l’infinie discussion sur les relations entre art et folie.

« Psilocybine. Quand la psychiatrie observe la création », Musée Singer-Polignac, centre hospitalier Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, Paris 13e. Du mercredi au dimanche, de 14 heures à 19 heures. Entrée libre. 

Jusqu’au 29 novembre. www.centre-etude-expression.com

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