samedi 5 septembre 2015

L’appartement des enfants fous

LE MONDE DES LIVRES |  | Par 




La première chose dont s’inquiète Mary Dorsan, lorsqu’on la rencontre, c’est la réserve de mouchoirs à sa disposition. A chaque fois qu’elle parle de son premier livre, Le présent infini s’arrête, elle se met à pleurer, explique-t-elle, envahie par l’émotion ou, plutôt, par des émotions variées et contradictoires. Si ses yeux s’embuent souvent, et de manière assez imprévisible, l’écrivaine contiendra pourtant ses larmes cette fois-ci.

Infirmière psychiatrique, engagée et passionnée, constamment sur le qui-vive, elle consacre ici son énergie à s’emporter ­contre la Haute Autorité de santé (HAS) et les agences régionales de santé (ARS), « remplies d’experts qui ne sont pas sur le terrain avec des patients », à qui elle rêve d’« envoyer en pleine figure » son « gros livre, dont le format et le poids font penser à un pavé ». Le terrain qu’elle connaît, c’est celui d’un appartement thérapeutique situé dans une cité de la banlieue parisienne. Sept adolescents atteints de troubles psychiatriques lourds, « mais aussi, précise-t-elle, de troubles de l’attachement et du lien », autour desquels se relaient nuit et jour les équipes. Un quotidien où « patients et soignants, écrit Mary Dorsan, savent qu’ils souffrent ensemble de se connaître, de se fréquenter, de se lier, de se délier, de s’aimer ou de se haïr ». En rupture avec leurs familles, avec l’école, avec la société, ces jeunes expriment chacun à sa manière, mais le plus souvent par la violence, leur souffrance.

Et puis un jour l’impensable se produit : « J’ai craché sur un patient, explique l’infirmière. C’est arrivé. J’ai éprouvé de la honte, du regret, de la culpabilité, des remords. Ensuite, j’ai essayé de penser : “Comment se fait-il que j’aie pu faire une chose pareille ?” C’était l’effondrement de tout mon système de valeurs. » C’est d’abord pour trouver une explication à ce crachat que Mary Dorsan – elle écrit sous pseudonyme pour préserver la confidentialité des échanges avec ses patients et ses collègues – s’est tournée vers l’écriture. « Je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à me représenter à moi-même ce que je sentais quand j’étais avec ces jeunes, dit-elle. Il me semble que ce que l’on vit avec eux est irreprésentable. Ce livre est une tentative de réponse, avec les moyens de la littérature, à cette impossibilité. »

En mai 2013, un mois après « ce crachat », Mary Dorsan commence donc à noter les dialogues et à relater très fidèlement les scènes qui lui semblent révélatrices de ce quotidien hors du commun. Mais l’impossibilité de dire « je » lui apparaît très rapidement : « J’étais obligée de partir de ce que je vivais. Mais parler de soi, c’est dégoûtant. Etre au centre, être le truc qui capte, être le truc qui analyse, sent, regarde, c’est trop de soi. Ça suscite le dégoût. » Elle se projette donc dans un personnage qu’elle nomme « Caroline », qu’elle peut ainsi évoquer avec la distance que permet la troisième personne.


Un écho d’Emmanuel Carrère


Surtout, pour décentrer son récit et embrasser la multiplicité des situations et des relations qui pourront constituer « le patchwork » permettant une représentation de cette vie aux prises avec la folie, la joie, la violence, le découragement, la persévérance, elle commence par évoquer « d’autres vies que la sienne ». L’écho que l’on trouve, dans sa démarche, à l’œuvre d’Emmanuel Carrère (D’autres vies que la mienne, POL, 2009) ne doit rien au hasard, puisque ses livres, avec ceux de Martin Winckler, sont de ceux qui ont encouragé l’infirmière à envoyer son manuscrit aux éditions POL. « Jean-Claude Romand, sur lequel est centré ­LAdversaire, de Carrère [2000], a assassiné toute sa famille. Or, moi, j’ai craché sur un patient. C’est un passage à l’acte que je devais essayer de comprendre. Et comment a-t-il fait pour mentir toute sa vie, alors que moi j’ai dû parler immédiatement de mon crachat pour supporter la culpabilité ? »

Elle décide alors de consacrer son premier chapitre à Constant, l’agent des services hospitaliers (ASH) chargé de nettoyer l’appartement, et les selles que, chaque jour, Thierry étale sur les murs de sa chambre ou dans les toilettes. « Comment l’ASH se débrouille-t-il avec ça ? Tous les jours, ça recommence. Comment fait-il ? », se demande-t-elle. « Car plus il lave, écrit-elle, plus Thierry s’essuie sur les murs et ailleurs. Il rajoute. Il dramatise. Il monte plus haut. Il descend plus bas. Il dessine. Il trouve de nouveaux recoins. De nouveaux angles. »

De chapitre en chapitre, le lecteur fait ainsi connaissance avec les soignants, et avec Thierry, ­Romuald, Aurélie, Jean-Marc, Djamel, les patients. Il découvre les réunions de service, les problèmes de gestion des plannings, les relations entre collègues, court-circuitées par la fatigue, la peur, la lassitude, parfois l’inexpérience. Et c’est véritablement un monde, dans toute son étrange épaisseur, qui s’ouvre au lecteur, dans lequel on saute à la fois avec effroi et ­confiance, tant l’écriture de Mary Dorsan sait dire avec justesse la banalité de cette folie furieuse qu’elle côtoie et nous tend en miroir. Et l’on ne peut s’empêcher de sourire lorsqu’elle conclut la rencontre, ravie et surprise, en nous faisant remarquer que « les journalistes sont des gens un peu bizarres. On a avec eux des conversations qu’on n’a pas avec les gens normaux ».

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