lundi 31 août 2015

L’humain « augmenté » ad vitam æternam

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 


Nous sommes passés, en quelques années, d’une médecine qui soignait à une médecine qui répare, et la maladie se laisse de plus en plus décrire comme une panne – dont la mort serait seulement la plus résistante. C’est là le signe du triomphe d’une conception mécaniste du vivant, telle que l’époque moderne, issue de Descartes, l’opposait au vitalisme : l’organisme est constitué d’un ensemble de pièces susceptibles d’être rectifiées, voire remplacées.


L'Américain Hugh Herr présentant ses jambes bioniques, en 2014.

L’art du médecin traditionnel, soucieux d’identifier la cause de la maladie à partir d’un examen clinique faisant droit à la parole du patient autant qu’à l’interprétation des signes de son état physique, est aujourd’hui en passe de devenir archaïque. La médecine en voie de développement, dite « connectée » parce qu’elle mobilise les technologies numériques investies dans l’imagerie, ainsi que dans un nombre croissant d’applications mobiles et de biocapteurs, consacre la promotion de l’ingénieur expert en données qui sait croiser et corréler les innombrables informations fournies par tous ces objets que l’on qualifie d’« intelligents ».

La porte est ainsi ouverte, dit-on, à une médecine personnalisée qui pourrait prédire et prévenir la maladie, grâce à la mise en corrélation des mesures du fonctionnement des organes d’un patient avec les bases de données collectées sur les pathologies d’une population d’individus exponentielle. 
La ­médecine prédictive sera moins explicative que statistique, ce qui ne saurait être une objection pour une démarche mécaniste qui se préoccupe surtout de produire et de maîtriser des effets.
Force est de constater que la santé elle-même n’est plus ce qu’elle était : on l’a longtemps définie comme l’absence de maladie, et on la reconnaissait au « silence des organes » qui l’accompagnait.

Depuis au moins 1948 et la définition qu’en donna alors l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elle désigne la recherche du bien-être individuel et collectif auquel tout être humain peut légitimement prétendre. Investie de la mission d’octroyer ni plus ni moins que le bonheur à ses « consommateurs », la médecine doit faire davantage que réparer les avaries de l’organisme, davantage même que les prédire et les anticiper : elle doit garantir les performances censées contribuer à l’expression de cette santé élargie au bien-être. Devant semblable ambition, comment ne pas interroger le bouleversement produit par la technologisation de la médecine sur nos manières de penser et de nous comporter ?

L’une des interrogations concerne la figure de « l’homme augmenté », qui réunit l’essentiel des projections que l’on dirige sur l’idéal d’humanité en train de se dessiner. Idéal d’humanité, de surhumanité ou même de posthumanité ? Disons-le tout de suite : cet homme n’est pas l’être prolongé par des prothèses (lunettes, sonotone ou jambe articulée) que l’on invoque souvent pour minimiser l’ampleur des prétentions formulées par les technoprophètes du transhumanisme.

Cet être prothétisé est seulement réparé, parce qu’il était diminué. Il bénéficie d’un savoir-faire médical et technique qui le maintient au plus près de la norme caractéristique de l’humain en bonne santé. En revanche, l’homme qu’on qualifie d’« augmenté » possède(ra) des qualités et des atouts qui dépassent ce qui a été donné aux humains par la nature. La transgression qu’il opère est déjà interrogée au présent, comme si elle était réalisée : il voit la nuit comme en plein jour, il peut ne pas dormir, il mémorise et calcule sans limites, il est capable de porter de lourdes charges et de courir comme un dératé…

Equipé d’exosquelette, modifié grâce à des implants intracérébraux ou bien nourri de psychostimulants, il intègre dans son éventail de facultés des dispositions que nous pouvions envier aux animaux : par exemple, la sensibilité à des ondes sonores telle l’écholocation des chauves-souris ou à des vibrations et champs électriques sur le modèle des requins. Tour à tour homme bionique ou cyborg, ­selon que l’augmentation de ses performances est due à l’imitation des animaux ou à celle des mécanismes des robots, l’homme augmenté est de toute façon un être « boosté ».

Quand on s’aventurera à intervenir sur son génome ou à le modifier au stade de l’embryon, ainsi que l’université Sun Yat-sen de Canton (Chine) vient de l’entreprendre, on aura bel et bien franchi une étape irréversible. Cette étape rejettera dans la préhistoire les prouesses du cœur artificiel Carmat, qui relèvent pourtant déjà d’une stratégie d’augmentation et pas seulement de remédiation, puisqu’elles font davantage que réparer un handicap en substituant un dispositif vital inédit à une fonction naturelle défaillante. On aura ainsi commencé par réparer, grâce à des prothèses, l’infirmité d’individus dépourvus de tibia, de vue ou d’ouïe, pour prétendre ensuite les doter d’attributs et de compétences jusqu’ici inaccessibles aux humains valides, lesquels réclameront de plus en plus le paradoxal privilège qui aura d’abord été réservé à ceux qu’ils jugeaient diminués.


Un scénario inévitable


Ainsi s’installe déjà dans les esprits le scénario de l’homme augmenté. Scénario inévitable, diront certains, parce que ce qui est techniquement réalisable se trouve toujours réalisé un jour. Scénario digne d’être discuté, diront ceux qui considèrent que les progrès technoscientifiques ne sauraient nous déposséder de l’ambition de rester humains.

L’objectif de mettre la médecine au service du bien-vivre s’offre à la discussion éthique. Si bien ­vivre consiste pour certains à s’adonner à des activités exigeant réactivité, maîtrise d’automatismes, endurance, rapidité…, nul doute que les perspectives ouvertes par les technologies d’augmentation de l’humain seront accueillies comme salutaires. Etendre à tout un chacun ce qu’on réserve plutôt, pour l’instant, aux militaires, constituera en ce sens un programme idéal d’accomplissement de l’humanité. Mais si le bien-vivre – autrement dit la santé – désigne pour d’autres la représentation d’un bonheur reposant sur la convivialité, le goût pour la réflexion et les œuvres de longue haleine, quitte à consentir à ce que demeure du fragile en l’humain, il y a fort à parier que s’argumenteront des résistances aux investissements requis par une médecine prompte à « booster » l’homme jusqu’à le rendre immortel – peut-être bêtement immortel.

Au fond, la ligne de partage des opinions concernant les aspirations à la vie bonne, comme disent parfois les philosophes, passe par une alternative que la traduction du mot américain enhancement permet toujours : ou bien l’« augmentation », ou bien l’« amélioration ». D’un côté, les technologies appliquées à l’humain – les « anthropotechnies » – mises au service d’une société du « toujours plus », de la longévité sans autre finalité qu’elle-même, de la compétition et de la concurrence. De l’autre, la résolution de ne pas borner la vie à la seule survie, l’existence à l’instinct de conservation, et celle d’inscrire l’inventivité technique dans l’espace d’une humanisation tournée vers la dimension symbolique et culturelle qui traduit depuis toujours le privilège des humains sur les animaux et les dieux.

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