lundi 31 août 2015

Les dessous troublants du « Viagra rose »

LE MONDE |  | Par 



La troisième tentative aura été la bonne pour la flibansérine, que le laboratoire américain Sprout commercialisera aux Etats-Unis à partir du 17 octobre sous le nom d’Addyi dans l’indication « traitement du trouble du désir sexuel hypoactif généralisé [HSDD, dans la terminologie psychiatrique américaine] chez la femme avant la ménopause ». L’autorisation de mise sur le marché (AMM) accordée le 18 août par la Food and Drug Administration (FDA) américaine fait en effet suite à deux rejets en 2010 et 2013, en raison d’une efficacité limitée et surtout d’effets secondaires sérieux (« baisse sévère de la tension artérielle » et syncopes).

Cette balance bénéfices/risques n’a pas changé. Pourtant, soumise au lobbying intense de Sprout et accusée par une partie des organisations féministes d’avoir précédemment refusé d’accorder son feu vert par sexisme, la FDA a fini par céder. Elle révèle ainsi sa « vulnérabilité », comme le titre un éditorial de Nature du 27 août. Comment expliquer ce revirement, synonyme de jackpot pour le laboratoire Sprout ?

« L’approbation d’aujourd’hui fournit une option de traitement autorisé aux femmes perturbées par leur faible désir sexuel, a indiqué le docteur Janet Woodcock, directrice du Centre d’évaluation et de recherche sur les médicaments de la FDA, lors de l’annonce de la décision le 18 août 2015. La FDA s’efforce de protéger et de promouvoir la santé des femmes, et nous nous engageons à soutenir le développement de traitements sûrs et efficaces pour la dysfonction sexuelle féminine. » Une langue de bois qui reflète mal les doutes sur l’efficacité de la flibansérine et les certitudes sur ses effets secondaires.


Traitement de la dépression


La première fois que le dossier est soumis à la FDA, le 27 octobre 2009, la molécule flibansérine est la propriété du laboratoire Boehringer Ingelheim. Celui-ci l’avait initialement testée comme traitement de la dépression sévère, car il agit sur des neurotransmetteurs du système nerveux central. Sans succès. Le 27 août 2010, la FDA explique son rejet dans une lettre circonstanciée. Réuni le 18 juin 2010, le comité d’experts de l’agence avait estimé par dix voix contre une que les deux essais cliniques de phase III « ne montraient pas d’amélioration statistiquement significative par rapport à un placebo sur l’un des deux principaux critères d’efficacité déterminé au préalable, qui évaluait quotidiennement le désir sexuel au moyen d’un journal électronique » tenu par les participantes.

L’effet n’était positif que « sur un critère secondaire mesurant le désir sexuel avec un autre instrument connu sous le nom d’index de la fonction sexuelle féminine (FSFI) », résume un mémorandum de la FDA daté du 8 mai 2015. Boehringer Ingelheim déclarait que cet autre outil, avec déclaration toutes les quatre semaines des événements sexuels de la période écoulée, était le mieux à même de mesurer le désir sexuel. Ce n’était pas l’avis des experts de la FDA, qui reprochent au FSFI un biais de mémorisation. En outre, les experts n’avalisaient pas le fait que le laboratoire se soit rabattu sur un critère secondaire en l’absence d’amélioration du critère principal.

Le comité d’experts concluait à l’unanimité que Boehringer Ingelheim n’avait pas apporté la preuve d’un rapport bénéfices/risques global acceptable pour la flibansérine. Il estimait nécessaires des études sur les risques liés à l’utilisation de la molécule, seule ou associée à l’alcool ou à des médicaments avec lesquels elle pouvait avoir des interactions. Découragé, Boehringer Ingelheim cédait en 2012 les droits sur la flibansérine à un petit laboratoire américain, Sprout, créé pour l’occasion par Cindy et Robert Whitehead.


Deuxième round


Le deuxième round se joue avec ce nouvel acteur, qui ajoute au dossier de demande d’autorisation de mise sur le marché les données d’un troisième essai de phase III et celles d’études préliminaires. Le tout est adressé le 29 mars 2013 à la FDA. Celle-ci le rejette le 27 septembre de la même année. Les bénéfices avancés sont numériquement réduits par rapport au placebo. Ils ne contrebalancent pas les sérieuses préoccupations identifiées sur la sécurité d’emploi.
La FDA ajoute que ces effets secondaires sont majorés par la prise concomitante d’alcool ou d’une vingtaine de médicaments inhibant une enzyme, le CYP3A4, qui intervient dans la métabolisation d’un grand nombre de substances.

Le 3 décembre 2013, Sprout fait appel de ce rejet auprès du Bureau des nouveaux médicaments de la FDA. Le directeur de ce bureau, le docteur John Jenkins, écrit, le 7 février 2014, que « les bénéfices de la molécule sur le HSDD ne contrebalancent pas les préoccupations significatives identifiées sur sa sécurité. » Il suggère au laboratoire de mener les études complémentaires réclamées en 2013 avant de présenter à nouveau le dossier.

La troisième manche se joue donc en 2015. Sprout dépose un dossier augmenté de trois essais apportant deux critères principaux : le nombre d’événements satisfaisants sur le plan sexuel, et les souffrances en lien avec le désir sexuel. S’y ajoutait un critère secondaire, les plaintes concernant le désir sexuel.
Les études ne montrent pas de supériorité statistiquement significative par rapport au placebo sur le désir sexuel, évalué à partir du journal électronique tenu quotidiennement. Seules les évaluations tous les 28 jours au moyen du FSFI sont positives.


La perplexité d’un expert


L’un des experts participant au comité consultatif du 4 mai, le docteur Philip Hanno, fait part de sa perplexité sur les raisons qui ont poussé la FDA à permettre au laboratoire de « changer le principal critère d’efficacité sur le désir, après qu’il a échoué à deux reprises, pour un autre dont ils savaient qu’il allait marcher puisqu’il avait déjà fonctionné deux fois ». Et d’ajouter : « Cela met tout le monde dans une position difficile. » Et encore l’amélioration est-elle modeste.

La moitié des participantes déclaraient deux ou trois événements sexuels satisfaisants par mois au début de l’étude. L’amélioration sous flibansérine a été de 0,5 à un événement sexuel satisfaisant par mois. Les bénéfices sur le score au FSFI sur le désir sexuel sont tout aussi modestes.

Par ailleurs, comme le rappelle un point de vue mis en ligne ce 6 juillet sur le site du Journal of the American Medical Association, l’étude sur l’interaction avec l’alcool a été menée auprès de 25 volontaires en bonne santé, dont seulement deux femmes…

A l’issue d’une journée entière d’auditions, le 4 juin, le comité consultatif d’experts s’est prononcé par 18 voix contre 6 en faveur de l’octroi d’une AMM à la flibansérine. La FDA suivra cet avis.

Si le dossier scientifique de la flibansérine est loin d’être incontestable, ne serait-ce pas le lobbying effréné des patrons de Sprout et de certaines associations ­féministes qui aurait fait pencher la ­balance en faveur de l’octroi d’une AMM ?

Pour transformer en star la molécule mise au placard 
par Boehringer Ingelheim, Cindy et Robert Whitehead lui ont offert un relooking complet, mené par Blue Engine, une agence de communication basée à Washington. Ses spin doctors, dont certains anciens conseillers du président Obama, ont fait d’Addyi un étendard de la cause féminine, avec comme vitrine deux sites Internet intitulés Women Deserve (« les femmes méritent »), et Even the Score (« égaliser le score »).

L’argument martelé au fil des pages et des tweets ? Il existe 26 médicaments autorisés pour traiter les dysfonctionnements sexuels masculins et aucun pour les femmes, bien qu’une sur dix aux Etats-Unis serait concernée.


Conflits d’intérêts


Ce discours a acquis d’autant plus de poids qu’il est cautionné par des associations ayant pignon sur rue, comme l’International Society for the Study of Women’s Sexual Health (ISSWSH). Cette dernière n’est toutefois pas exempte de conflits d’intérêts : son président n’est autre qu’Irwin Goldstein, le médecin qui conduit depuis le début les essais cliniques de l’Addyi et est connu pour avoir auparavant piloté les études sur le Viagra de Pfizer. Proche des industriels, il a touché en 2014 plus de 42 000 dollars [37 500 euros] au titre de différentes missions menées pour leur compte.

Pour accentuer la pression, Sprout n’a pas hésité, en octobre 2014, à inviter ses futures patientes à témoigner devant les experts de la FDA. Recrutées par la société Veritas – spécialisée dans l’événementiel – et venues tous frais payés sur le campus de l’agence, près de Washington, elles ont expliqué l’impact sur leur vie de cette baisse du désir, qui restait sans remède.

Les Whitehead n’ont pas hésité, en 2014, à verser 42 500 dollars au comité de campagne du Parti démocrate et à plusieurs élus au Congrès, dont Kay Hagan, Gwen Graham et Kyrsten Sinema, trois femmes politiques réputées pour leurs engagements féministes.

Le couple n’en est pas à son coup d’essai. La FDA l’avait même épinglé en 2010 pour avoir promu de façon inappropriée et trompeuse le Testopel, un médicament à base de testostérone commercialisé par Slate Pharmaceuticals, le laboratoire qu’il possédait avant de créer Sprout.

L’autorisation de la FDA a ravivé un ­débat, qui divise depuis des années les ­féministes, sur la baisse du désir féminin considérée comme un trouble susceptible d’avoir une réponse chimique. La principale association de femmes, National Organization for Women (NOW), s’est félicitée de la décision de l’agence fédérale. « Le trouble du désir sexuel hypoactif est un problème sérieux dont souffrent quelque 10 % des femmes avant la ménopause, note Terry O’Neill, présidente de l’association. Pourtant il a fallu sept ans pour que la flibansérine obtienne le feu vert. Les femmes, pas moins que les hommes, méritent d’avoir des expériences sexuelles satisfaisantes et des relations intimes épanouissantes. »


Une question d’égalité


Comme Mme O’Neill, nombre de femmes partagent l’argument développé par Even the Score : c’est une question d’égalité. « Les femmes se disent : enfin, on prend ma sexualité en considération. Autant que celle des hommes », explique la psychiatre et professeure associée à l’université Stanford Susan Edelman. Pour cette praticienne, c’est « une bonne chose que les femmes sachent qu’elles peuvent recourir à un traitement. Reste à voir si c’est une option efficace ».

Directrice du National Women’s Health Network (NWHN), un lobby et centre de recherche de Washington indépendant des financements des laboratoires pharmaceutiques, Cindy Pearson critique au contraire la décision de la FDA, qu’elle impute à un « marketing efficace, non pas à des éléments scientifiques irréfutables ». Pour elle, qui suit ces questions depuis quinze ans, « la FDA a cédé aux pressions » et a approuvé le produit « avec un avertissement totalement irréaliste » (ne pas boire d’alcool). « Cela reporte la responsabilité sur les femmes. »

« Jusqu’à présent, les seuls patients à s’être enquis de la flibansérine dans mon cabinet sont des hommes, indique la psychiatre Susan Edelman. Pour leurs épouses. » Une manière de « ne pas se poser la question de leur responsabilité », estime Cindy Pearson.

La directrice du NWHN pense que beaucoup d’Américaines s’intéresseront à la flibansérine. « C’est normal, affirme-t-elle. L’idée qu’il y a une potion quelque part qui pourrait augmenter le désir et la puissance de l’expérience sexuelle est séduisante. » Et puis, « c’est dans la culture américaine : nous aimons nos pilules ».


Un redoutable sens des affaires


A défaut d’être convaincants sur le terrain scientifique, Cindy and Robert Whitehead ont démontré leur redoutable sens des affaires : deux jours après avoir décroché la précieuse autorisation de la FDA, le couple a annoncé la cession de Sprout au laboratoire canadien Valeant pour 1 milliard de dollars. Le contrat prévoit en outre le versement de royalties selon le niveau atteint par les ventes de l’Addyi.

Valeant compte mobiliser sa force commerciale pour convaincre les médecins de prescrire son « Viagra rose ». Selon les analystes, les ventes pourraient atteindre entre 100 millions et 300 millions de dollars par an. On est loin du Viagra – qui a réalisé 1,7 milliard de dollars de chiffre d’affaires en 2014, bien que son brevet soit tombé dans le domaine public –, mais cela n’en serait pas moins une bonne affaire pour Valeant, qui lancera l’Addyi dès le 17 octobre aux Etats-Unis.

La FDA a déployé tous les filets de sécurité dont elle dispose pour évaluer et limiter les risques : mentions d’avertissement à propos des contre-indications sur l’emballage et la notice, certification obligatoire par un questionnaire en ligne des médecins prescripteurs et des pharmaciens qui délivreront Addyi, exigence de sept études post-AMM sur les différents risques connus ou possibles (appendicite, utilisation pendant la grossesse), plan de gestion des risques…

Malgré cela, dans un mémorandum daté du 8 mai, la division de la gestion du risque de la FDA met en garde : « Aucune stratégie de gestion du risque n’éliminera les risques d’hypotension-syncope associés à la flibansérine utilisée seule ou l’exacerbation des risques d’hypotension-syncope lorsqu’elle est combinée à l’alcool. »

La flibansérine apportera des bénéfices à un certain nombre de femmes aux Etats-Unis. Mais qu’arrivera-t-il à celles qui ne respecteront pas l’abstinence complète d’alcool, impérative pour un médicament à prendre chaque soir au coucher ? Que se passera-t-il lors d’une utilisation hors AMM, après la ménopause ou en cas de prise de médicaments susceptibles d’interactions avec la flibansérine ? Face à ces interrogations, l’Agence européenne du médicament apportera-t-elle une réponse aussi conciliante que la FDA ?


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