lundi 10 août 2015

Joseph Beuys panse les plaies de la nature

LE MONDE |  | Par 


ANNE-GAËLLE AMIOT

Joseph Beuys ou la mythologie de la médecine : peu d’œuvres sont, au XXe siècle, à tel point saturées de références aux blessures et aux manières de les guérir, que ces blessures soient infligées au corps de l’artiste, à la société ou à la nature. Et peu de vies sont à tel point marquées par des histoires de plaies et de guérisons répétées par l’artiste – histoires emblématiques et incertaines, qui apparaissent de façon elliptique ou explicite dans sa création.


A commencer par celle-ci : Beuys aurait entrepris des études de médecine. Or, s’il est certain que son intérêt pour les sciences naturelles s’est manifesté dès son enfance, les circonstances n’étaient pas favorables à de telles études. Né en 1921 à Krefeld, il obtient l’Abitur – le baccalauréat – au printemps 1941. A cette date, dans le IIIe Reich, le destin d’un homme de 20 ans ne fait aucun doute. Si Beuys, comme on le lit souvent, aspirait alors en effet à de telles études, il ne s’en enrôle pas moins dans la Luftwaffe l’année suivante, peut-être pour éviter pire affectation.

Sauvé par les tatars


Durant la période d’instruction militaire, il suit aussi à l’université de Poznan, qui s’appelle alors Posen, des cours de biologie et de zoologie, a-t-il raconté plus tard. De même a-t-il affirmé qu’en 1933, lors des autodafés de livres commis par les nazis à Clèves, il aurait sauvé du bûcher un exemplaire du Système de la nature, de Carl von Linné, dont on peut s’étonner, du reste, qu’il ait été jeté au feu alors que son auteur est un naturaliste suédois du XVIIIe siècle. Autant il est clair que l’artiste a diffusé de telles anecdotes emblématiques pour marquer sa passion pour les sciences naturelles, autant leur exactitude est le plus souvent peu vérifiable.

Ce qui est vérifiable, à l’inverse, est que, formé aux fonctions d’opérateur radio, Beuys sert à partir de 1943 dans un escadron de bombardiers Stuka comme mitrailleur arrière sur différents fronts à l’est. Le 16 mars 1944, en mission en Crimée, son avion est abattu. Prend place alors l’épisode symbolique beuysien par excellence. Si le pilote meurt sur le coup, Beuys survit au choc, ayant été projeté dans la neige. Il est retrouvé inconscient mais vivant par des nomades tatars. Lesquels, à l’en croire, lui ont auparavant proposé de se joindre à eux en raison de la sympathie qu’il a manifestée pour eux. Ces nomades l’auraient sauvé du froid en enduisant son corps de graisse et en l’enveloppant de feutre. Puis l’auraient remis à des soldats allemands partis à la recherche de l’équipage abattu.

Il est en effet attesté que Beuys a été soigné dans un hôpital de campagne de la Wehrmacht du 17 mars au 7 avril. Après quoi – ce dont il a beaucoup moins parlé que du sauvetage par des Tatars –, il reprend le combat sur le front ouest dans une unité de parachutistes et continue à se battre jusqu’à la reddition du IIIe Reich, le 8 mai 1945, blessé plusieurs fois et, à ce titre, honoré par la Médaille d’or des blessés. Fait prisonnier par les Britanniques, il est interné brièvement dans un camp puis relâché le 5 août. 

C’est alors qu’après avoir rejoint d’abord un groupe artistique à Clèves il s’inscrit en mai 1946 à la Kunstakademie de Düsseldorf – celle-là même dont il a été par la suite le professeur le plus célèbre et le plus contesté.

Des Tatars se trouvaient-ils réellement dans la zone où l’avion est tombé ? Le fait a été discuté. Leurs soins auraient-ils suffi à soigner ses blessures ? Autre motif de doute. Mais Beuys a élevé son récit au rang de mythe fondateur. « Sans les Tatars, je ne serais pas vivant aujourd’hui. (…) Je me souviens de leurs voix disant “Voda” – de l’eau –, puis du feutre de leurs tentes, et de l’odeur lourde de fromage, de graisse et de lait. »

« Chaman » contemporain


Souvenir ou invention ? C’est ainsi, quoi qu’il en soit, que l’artiste n’a cessé par la suite d’expliquer qu’il a fait souvent usage de blocs de graisse animale et d’épais feutre gris dans ses installations et ses performances à partir des années 1960. Il y organise l’espace comme un refuge dans lequel ces matériaux symbolisent la relation vitale de l’homme au monde animal : les nomades d’Asie centrale obtiennent le feutre à partir des poils de chèvres, de moutons ou de chameaux et la graisse à partir du lait des troupeaux.

Beuys leur adjoint la cire et le miel, dont il se couvre le visage au cours de la performance Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort à Düsseldorf en 1965 – lièvre que Beuys berce dans ses bras comme un enfant. Plus tard, un coyote et un cheval vivants sont ses partenaires. Les animaux ont sauvé Beuys de la mort et lui-même, nouvel Orphée, leur parle. L’une de ses toutes premières expositions n’a-t-elle pas eu lieu dans une étable, en 1963 ? Ne reconnaît-on pas des instruments à usage chirurgical et des pansements associés à ces matériaux premiers dans plusieurs des vitrines où il réunit des objets à valeur allégorique et autobiographique ?

La portée des allusions à son initiale vocation médicale et du récit du sauvetage en Crimée va bien au-delà des détails du langage plastique qu’il invente et développe. Ils touchent à la conception même de l’activité artistique : cette dernière n’a pas pour fonction de satisfaire le regard et de donner du plaisir, mais de soigner le monde moderne des maux qui l’accablent et dont il est, pour la plupart d’entre eux, coupable. Si Beuys affirme qu’il a été sauvé par des nomades et leurs remèdes rudimentaires, c’est pour mieux contester l’empire des sciences et de la raison qui désenchante le réel. 

S’il se donne pour un « chaman » contemporain – autrement dit un medicine man –, c’est parce que celui-ci est supposé comprendre les esprits et savoir obtenir d’eux récoltes et guérisons par des voies spirituelles et magiques.

« Notre vision du monde doit être étendue pour prendre en compte toutes les énergies invisibles avec lesquelles nous avons perdu contact », dit-il. En août 1971, performance qui, semble-t-il, n’est pas préméditée, il se jette tout habillé dans les eaux troubles d’un marais aux Pays-Bas, parce que la vie naît dans les marais et parce qu’il entend protester contre leur assèchement par l’agriculture et l’urbanisation à outrance.

Sa participation au mouvement écologique en Allemagne, si elle n’a pas été électoralement efficace, témoigne d’une autre façon, politique et directe, de cette même volonté de remédier tant qu’il est temps aux ravages de l’industrie. En 1980, il est l’un des fondateurs du parti Die Grünen. Et, en 1982, pour son ultime participation à la Documenta de Cassel, il se propose de planter 7 000 chênes : panser les plaies de la nature, encore.
Prochain article : Alain Platel (1959-), orthopédagogue et chorégraphe.

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