vendredi 12 juin 2015

Faut-il s’ennuyer pour apprendre ?

LE MONDE CULTURE ET IDEES |  | Par 

Cours de lettres en classe de seconde au lycée Eugène-Delacroix, à Maison-Alfort (Val-de-Marne).

Cours de lettres en classe de seconde au lycée Eugène-Delacroix, à Maison-Alfort (Val-de-Marne).

Enfin les vacances ! De l’année scolaire qui s’achève, nombre d’élèves ne garderont que le souvenir d’un profond ennui. Le phénomène n’a rien de nouveau. En 1879, Jules Vallès dédiait son ­livre L’Enfant « à tous ceux qui crèvent d’ennui au collège  ».

En 1882, dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire coordonné par le philosophe et éducateur Ferdinand Buisson, on pouvait lire : « Qui n’a été frappé, en pénétrant dans la cour d’un de nos grands établissements d’enseignement secondaire, de la mine maussade, éteinte et ennuyée d’un grand nombre de jeunes garçons ? »

Plus près de nous, en 2003, lors d’un colloque sur « la culture scolaire et l’ennui  », le sociologue François Dubet avait fait état de « l’ennui épais  » qui régnait quand il était au lycée. Dans les colonnes du Monde, le philosophe Luc Ferry, alors ministre de l’éducation, avait même reconnu qu’il s’était « énormément ennuyé  » pendant sa scolarité. « De mon temps, nous étions 80 % à nous ennuyer comme des rats morts  », précisait-il. Comme si ennui et école allaient inéluctablement de pair.


« Rendre le savoir attrayant »
Est-ce si vrai ? « Chez les tout-petits, l’ennui n’existe pas, rappelle François Dubet. A chaque étape de l’école, l’enfant a l’impression de grandir. En revanche, l’intérêt pour les apprentissages scolaires est beaucoup plus relatif chez les adolescents, car ils n’y trouvent pas d’avantage immédiat. » C’est donc vers 13-14 ans que, souvent, tout se gâte. Faut-il s’ennuyer pour bien apprendre ? « On a tendance à considérer que l’ennui fait partie du bagage scolaire, c’est le tatouage tribal de ceux qui ont fait des études, remarque Gilbert Longhi, ancien proviseur et président de l’Observatoire déontologique de l’enseignement. Et certains professeurs estiment qu’ils ne font pas classe pour distraire, qu’ils ne sont pas des animateurs du Club Med. Or, on peut rendre le savoir attrayant. »
Si l’on compare la France avec ses voisins européens, on constate en tout cas que l’ennui est un mal bien français – ce qui laisse penser qu’on peut s’en passer. Les études PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) sur le niveau scolaire des élèves de 15 ans, menées dans 65 pays ou économies de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), confortent cette analyse – même si les questionnaires utilisés pour ces enquêtes ne comportent pas le mot « ennui  ».
« Dans certains pays, notamment en Asie, ce mot est beaucoup trop négatif. Nous avons voulu être plus positifs et avons opté pour le mot “plaisir” », explique Sophie Vayssettes, analyste à la direction de l’éducation et des compétences de l’OCDE. Ainsi, l’étude sur la lecture et le plaisir de lire menée en 2009 montrait que 38,8 % des élèves français ne lisaient pas pour leur plaisir. Un chiffre pas vraiment catastrophique puisque légèrement au-dessus de la moyenne internationale (37,4 %), mais très mauvais comparé à ceux d’autres pays comme la Grèce, Singapour ou encore le Mexique (de 18 % à 24 %).
En mathématiques, en revanche, la France a de quoi se féliciter : selon une autre étude, réalisée en 2012, 65 % des élèves s’intéressent à ce qu’ils apprennent, contre 53 % en moyenne pour les pays de l’OCDE, et 42 % ont répondu « oui  » à la question : « Faites-vous des mathématiques par plaisir ? », contre 38 % en moyenne. Ces deux bonnes nouvelles étaient toutefois atténuées par la réponse à la question suivante  : « Attendez-vous votre cours de maths avec impatience ? » Car ils n’étaient que 24 % à répondre « oui  », contre 36 % en moyenne pour l’OCDE. Ce qui indique, selon Sophie Vayssettes, que « les cours sont moins porteurs que la matière elle-même  ». Qu’il s’agisse de la lecture ou des mathématiques, ces deux études ont également mis en relief une corrélation positive entre le plaisir et les résultats scolaires. Autrement dit  : plus on s’ennuie, moins on est bon.
Les causes de la maladie
Dernier signe donné par PISA de ce sentiment très français d’ennui : nos élèves ne seraient que 47 % à dire qu’ils se sentent « à l’école comme chez eux  », contre 81 % en moyenne (la Finlande, championne toute catégorie, atteignant le score de 84 %). Journées trop longues, cours magistraux, élèves écoutant en silence… Les causes de la maladie sont connues. A commencer par la pédagogie très verticale de notre système scolaire, qui induit la passivité dans la classe. « Dans certains pays, comme la Finlande, précise François Dubet, on considère que la motivation scolaire n’est pas acquise : la pédagogie vise à mettre les élèves dans l’activité. Beaucoup le font aussi en France, mais cette démarche s’oppose à notre tradition scolaire qui repose sur l’autorité. » Pour lutter contre le manque d’intérêt de ses élèves, l’école a introduit les nouvelles technologies, réinventées les programmes et parfois les pédagogies. Il n’empêche : les jeunes s’ennuient toujours. Pour légitimer sa réforme du collège, Najat Vallaud-Belkacem, la ministre de l’éducation nationale, a dû ressortir une enquête de 2010 montrant que 25 % des élèves de l’école primaire s’ennuient souvent, voire tout le temps. Et ils seraient 71 % à être dans ce cas au collège.
Mais, au fond, est-ce si grave ? L’ennui semblerait propice au développement de l’imaginaire de nos enfants. Il est source de créativité, répètent à l’envi psychologues et psychothérapeutes, qui nous vantent les bienfaits de l’ennui à la maison. En 1984, une publicité mettait en scène le petit Guy Degrenne, devenu plus tard un industriel de renom. « Ce n’est pas comme ça que vous réussirez dans la vie ! », lançait le proviseur à l’enfant, lequel passait son temps en cours à dessiner des couverts dans les marges de ses cahiers. « Guy Degrenne, aujourd’hui, il est premier  », concluait la publicité… omettant de préciser qu’il était diplômé de l’Essec !
Plus sérieusement, on peut méditer les propos de l’historienne Mona Ozouf, qui écrivait, dans un numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres consacré au plaisir et à l’ennui à l’école (n° 57, septembre 2011) : « Au moins peut-on suggérer aux parents et aux maîtres de ne pas craindre l’ennui ; de cesser d’en faire l’emblème de l’échec : celui de leur éducation, pour les premiers ; de leur enseignement, pour les seconds ; d’abandonner la tâche écrasante et chimérique de faire advenir un monde sans ennui. Au lieu de rêver de chasser tout ennui de l’école, mieux vaudrait se mettre à l’école de l’ennui. » Si ce n’est que derrière les portes de cette école-là se cache la démotivation, qui fait elle-même le lit du décrochage scolaire.
« Un dégoût de l’école »
« L’ennui fait partie de l’expérience de la vie. Mais il pose un problème lorsqu’il crée un dégoût de l’école  », affirme Gilbert Longhi. Le pédagogue Philippe Meirieu ne dit pas autre chose, qui souligne que l’ennui est « consubstantiel à la formation du sujet ». « Il faut des moments d’attention flottante, des passages à vide, qui peuvent parfois permettre des associations d’idées et suggérer de la créativité, précise-t-il. Mais attention ! Cela n’est vrai que pour les élèves qui ont un bagage culturel et sont capables de reconstituer la trame du cours à partir de quelques éléments. Les autres vont inévitablement décrocher et cet ennui va se transformer en agitation et en échec. »
L’écueil est encore plus dangereux lorsque l’enfant est précoce ou, au contraire, en difficulté scolaire. Les premiers comprennent trop vite, doivent attendre que leurs camarades aient terminé leurs exercices et finissent par s’ennuyer parce qu’ils ne sont pas assez « nourris intellectuellement  », pour reprendre le mot de Philippe Meirieu. « Cet ennui-là peut être une véritable souffrance pour certains élèves  », insiste Gilbert Longhi. Pour les seconds, ceux qui sont à la traîne, les apprentissages apparaissent trop difficiles. L’ennui s’installe, ils finissent par décrocher.
La réponse est donc claire  : l’ennui scolaire est plus néfaste que bénéfique. La mise en place, à la rentrée scolaire 2016, des enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) et la plus grande autonomie pédagogique donnée aux établissements qu’instaure la réforme du collège permettront-elles d’atténuer le mal ? On peut l’espérer… ou pas du tout. « Ce sera peut-être pire qu’avant, s’inquiète Philippe Meirieu, car on aura institutionnalisé les cours assommants et les cours sympathiques. Mais si les EPI permettent de ne plus s’ennuyer durant le cours de maths ou d’histoire, alors cette réforme sera une vraie réussite. »
A lire
« Le plaisir et l’ennui à l’école », dossier thématique de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 57, septembre 2011.

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