lundi 29 juin 2015

De trompeuses cartes du cerveau ?

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par 

C’est un monstre étrange, à la grosse tête dotée de lèvres charnues, pourvu d’une langue pendante, de mains immenses, d’un tronc rabougri et de jambes grêles. Cet être improbable est l’homoncule de Wilder Penfield (1891-1976), une représentation déformée du corps humain que le neurologue américain a mise au point dans les années 1930-1950, en mesurant chez des ­patients opérés du cerveau, mais ­conscients, quels mouvements étaient induits par la stimulation électrique de points précis de leur cortex.


L’homonculus est difforme car il correspond à une projection proportionnelle à la surface prise par chaque partie du corps dans la portion du cerveau dévolue au contrôle de ses mouvements : bouger finement la langue pour parler exige plus de ressources cérébrales que plier le genou. Cet ­homoncule a aussi un quasi-jumeau représentant les perceptions sensitives – doté, lui, de pieds de hobbit.


Nouvelles données


Va-t-il falloir corriger ces figures célèbres de la neuro-anatomie pour tenir compte de nouvelles données d’imagerie cérébrale ? C’est ce que suggère une étude parue le 16 juin dans le Journal of Neuroscience, dans laquelle l’équipe de Buzz Jinnah (université Emory, Atlanta) a demandé à des sujets de contracter les muscles du cou alors que leur activité cérébrale était enregistrée par IRM fonctionnelle. La zone activée dans leur cortex moteur n’était pas celle mentionnée en 1950 dans la « bible » de Penfield qui présentait l’homonculus : la commande du cou s’y trouvait placée entre le pouce et les paupières. Elle se situe plus logiquement entre le tronc et les épaules.

Ces résultats s’ajoutent à d’autres études qui avaient revisité les régions cérébrales responsables des mouvements de la tête. Les notations de Penfield pour cette partie du corps s’appuyaient sur neuf patients, à qui il était délicat de demander de bouger la tête tout en appliquant une électrode sur leur cerveau mis à nu. Cecilia Prudente, première auteure de l’article, ne jette donc pas la pierre aux pionniers : « Ce à quoi ils sont parvenus est époustouflant, mais il n’est pas surprenant que des méthodes modernes ­conduisent à de légers ajustements de leur carte originelle. » En 2005 et 2011, les projections cérébrales des organes génitaux masculins et féminins avaient déjà été corrigées.


Un autre classique : l’aire de Wernicke


Des travaux publiés le 25 juin dans la revue Brain s’attaquent, eux, à un autre classique de la cartographie du cerveau, l’aire de Wernicke, située dans le lobe temporal de l’hémisphère gauche. Elle ne serait pas seule responsable de la compréhension du langage, indique l’équipe de Marek-Marsel Mesulam (Northwestern University, Chicago). Celle-ci a étudié non pas le cerveau de patients ayant souffert d’AVC − des travaux ont permis, depuis 140 ans, d’identifier l’essentiel des ­zones fonctionnelles du cerveau −, mais elle s’est appuyée sur des patients atteints d’aphasie primaire progressive, une forme rare de démence.

Ces 72 patients ont été soumis à une batterie de tests de compréhension du langage, allant du mot à la phrase, tandis que l’IRM quantitative mesurait l’épaisseur de leur cortex dans et autour de l’aire définie par l’Allemand Carl Wernicke (1848-1905). La perte d’épaisseur du cortex offre une mesure indirecte de la destruction des neurones par la maladie. Les patients dont l’aire de Wernicke était amincie pouvaient toujours comprendre des mots isolés,même si leur compréhension des phrases était diversement affectée – alors qu’en cas d’AVC la perte langagière est plus globale. A l’inverse, une perte sévère de la compréhension des mots isolés n’était observée que chez des patients dont le cortex était affecté dans une région tout autre, à l’avant du lobe temporal.

La différence tiendrait au fait que, lors d’AVC, les lésions affectent aussi les fibres nerveuses sous-jacentes – la matière blanche – qui relient ces zones du cortex entre elles. Tandis que l’aphasie primaire progressive s’attaque d’abord aux neurones du cortex.


« Identifier les convergences »


Faut-il conclure de ces deux exemples que les cartographies classiques méritent un sérieux toilettage ? « Les cartes du cerveau existantes sont assez bonnes pour les fonctions très basiques – comme les champs visuels –, mais de moins en moins pour les fonctions complexes, répond Marek-Marsel Mesulam. Il est improbable qu’une seule méthode aboutisse à la carte définitive du langage, de la mémoire, des émotions ou de l’attention, etc. Le neuro­scientifique doit être capable de tolérer une pluralité de cartes. Notre tâche est d’éliminer les incohérences fondamentales et d’identifier les convergences. »
« Il faut clairement distinguer la ­vision populaire du langage dans le cerveau, qui est “localisationniste” et étroite, et celles que les neuroscientifiques de la cognition ont proposées ­depuis une quinzaine d’années, précise Antonio Damasio (université de Californie du Sud). Avec son épouse Hanna, il avait déjà suggéré que les processus de compréhension du langage impliquent les aires classiques (celle de Wernicke et celle de Broca), mais aussi bien d’autres régions.

Hughes Duffau (CHU de Montpellier), spécialiste des opérations du cerveau sur des patients conscients ­atteints de tumeurs cérébrales, est plus radical encore : « Le localisationnisme doit être définitivement abandonné parce qu’il n’a jamais reflété le fonctionnement réel du cerveau, qui s’appuie sur des réseaux parallèles distribués et dynamiques, et qu’il existe une variabilité majeure anatomofonctionnelle entre individus. » Cette variabilité illustre la plasticité du cerveau, qui lui permet de s’adapter, dans certaines limites. Pour lui, l’heure est donc à la « révolution », pour passer du localisationnisme à une « vision hodotopique » (du grec hodos : voies ; topos : localisation) qui prenne en compte les aires cérébrales et les multiples ­réseaux qui les relient.

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