vendredi 15 mai 2015

Une vie d’exaltation et de dépression

LE MONDE |  | Par 


La réalisatrice d'"Etoile bipolaire", Caterina Profili.


Une évocation à la fois crue et poétique des troubles bipolaires (vendredi 15 mail à 23 h 20 sur Arte).

Il y a ce mouvement de balançoire, qu’elle filme à plusieurs reprises dans son documentaire. La caméra subjective fait qu’on y ressent ce haut-le-cœur grisant et un peu étourdissant, qui saisit chaque fois qu’on se balance très haut. Et puis il y a cette séquence, amorce magnifique du film issue des archives personnelles de sa réalisatrice, Caterina Profili.

On la voit enfant sur une plage de Toscane, jouant dans les vagues, filmée en Super-8. « J’ai 7 ans, je ne suis ni particulièrement jolie ni spécialement intelligente… Mais, en moi, s’agite la mer », commente la réalisatrice, avec sa voix d’adulte au bel accent italien. Quelle image vertigineuse et bien choisie pour évoquer les excès et les accès qui caractérisent les troubles bipolaires, les vagues d’exaltation auxquelles succèdent les tréfonds de la dépression.

Lorsqu’elle est en phase maniaque, Caterina Profili se sent toute-puissante, se laisse entraîner par ses fulgurances. Elle échafaude des projets impossibles, achète des billets d’avion, et fait des chèques en bois. Elle s’agite, c’est sûr, se débat, peut-être, jusqu’à s’effondrer. Tout à coup, elle plonge dans la torpeur de la dépression, se cloître chez elle, n’est plus capable de rien sauf de tenter de se donner la mort. « Une vie bipolaire est un parcours de fractures. »


« Créatifs, spirituels »


Dans Etoile bipolaire, la réalisatrice trace, avec aplomb et finesse, le portrait de sa maladie en racontant son propre cheminement, mais aussi en tendant son micro à trois de ses amis, tous bipolaires. Comme l’un deux, Louis, était en dépression pendant le tournage, on ne l’entend pas beaucoup… Mais on saisit tout, grâce à la parole posée et ouverte de sa mère, mais aussi grâce aux va-et-vient de Caterina Profili, qui s’enregistre quand elle se rend chez lui.

Avec persévérance, elle frappe à la porte du jeune homme, qu’elle voit comme « le fils qu’elle n’a pas voulu », l’encourage à ouvrir, à sortir de sa torpeur. Ces séquences, par leur ton, leur rythme, leur absence de discours, comptent aussi parmi les plus belles de ce film affectueux et, cependant, sans complaisance.

« Nous sommes brillants, altruistes, ironiques, créatifs, spirituels, voire mystiques, solidaires », entonne, avec fierté, la réalisatrice, à propos des bipolaires, qui peuvent être, aussi, sacrément fatigants, lorsqu’ils sont dépassés par leur propre exaltation, qu’ils délirent, exigent et ressassent sans fin. « Tout nous blesse, et nous restons incontestablement fous », dit encore Caterina Profili, dédiant son film au psychiatre Louis Bertagna (1920-2006), spécialiste de la dépression et des troubles bipolaires.

Grâce à la parole simple et parfois même rieuse de ses deux amies Laurence et Frédérique, la réalisatrice évoque sans détour le sentiment de culpabilité d’être malade (d’une maladie à la mode, en plus), mais aussi la question du suicide, qui couve chez chacune d’entre elles… Sans oublier les troubles alimentaires, l’envie récurrente de jouer avec ses propres limites, de ne prendre qu’à moitié – voire pas du tout – ses médicaments, avant d’atterrir à l’hôpital psychiatrique.

De ce film à la fois juste et cru, on retiendra aussi la musique saccadée et lancinante du grand chef d’orchestre Arturo Toscanini (1867-1957), dont la voix et les directions tonitruantes se sont réincarnées dans la tête de Caterina Profili depuis l’été 1978. Cohabiter avec les rugissements de Toscanini dans la tête, c’est original, mais c’est forcément déroutant.

Etoile bipolaire, de Caterina Profili (Fr., 2014, 65 min).


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