dimanche 3 mai 2015

Quoi de neuf sur l’écrit ?

LE MONDE DES LIVRES  | Par 

Les mutations du texte, considérées à la lumière du passé, sont au cœur des beaux essais de Roger Chartier (photo) et d’Anthony Grafton.


« Naviguer » sur l’écran d’un ordinateur : une telle métaphore ne traduit pas uniquement la convergence de toutes les œuvres disponibles sur un même support, elle révèle également ce que la lecture numérique a de profondément discontinu, puisque les textes, coupés de leur inscription matérielle dans un livre et juxtaposés les uns aux autres, y sont recomposables à l’infini. Dans son bel essai La Page, de l’Antiquité à l’ère du numérique, l’historien américain Anthony Grafton – auteur d’une précédente « histoire de la note en bas de page » intitulée Les Origines tragiques de l’érudition (Seuil, 1998) – commence son parcours des métamorphoses qu’a connues la page, du rouleau jusqu’à l’écran, par ce simple constat : certes, la lecture numérique multiplie les stimuli, et favorise de ce fait l’attention. Mais, par contrecoup, elle pousse au butinage d’informations, là où l’organisation savante de la page imprimée visait autrefois à entretenir la mémoire à long terme. S’agit-il dès lors d’une révolution, et devons-nous la craindre ?

Professeur au Collège de France, où il enseigne l’histoire du livre et de l’édition, Roger Chartier y voit plutôt une évolution qui ne se comprend que resituée dans l’histoire longue des régimes de production et de circulation des textes. Dans La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur (Folio, 408 p., 7,50 €), un inédit accessible en poche, il esquisse à grands traits cette histoire. Elle est marquée par la discontinuité entre, d’un côté, un ­ (ancien) régime où dominaient la collaboration entre auteurs, le remploi des histoires ou la continuelle révision des textes et, de l’autre, un nouveau régime où la propriété intellectuelle, l’apparition d’éditions complètes et la valorisation des manuscrits garantissent l’originalité des œuvres, critère indispensable de leur valeur esthétique. En s’attachant aux modalités concrètes de diffusion des livres, ­Roger Chartier révèle que l’idée même de « littérature », en constante évolution, a toujours étroitement dépendu de tels supports matériels.

Or nous oublions souvent que, avant le XVIIIe siècle, un texte ne visait pas en priorité la nouveauté, qu’il était souvent accessible par le biais de mélanges et qu’il n’était pas pensé comme la traduction directe d’une intention d’auteur. Rien n’en témoigne mieux que la série d’études que Chartier consacre aux grandes œuvres du Siècle d’or, à Shakespeare ou au jésuite espagnol Baltasar Gracián. Chaque œuvre mobilisait toute une série d’agents. En particulier les ­correcteurs, ses premiers lecteurs ; les compositeurs et typographes, dont les interventions pouvaient s’avérer décisives pour le sens même des textes ; ou les censeurs, actifs bien au-delà des coupes ou des réécritures imposées, ainsi qu’en témoignent les préliminaires des œuvres – dédicaces, autorisations… A cela s’ajoutaient également les acteurs, prompts à ajuster une pièce aux attentes du public, ou encore les traducteurs, tel Amelot de la Houssaie, auquel est consacré un chapitre passionnant du second nouvel ouvrage de Roger Chartier, L’Œuvre, l’atelier et la scène : celui-ci transforma, par sa traduction, l’Oráculo manuel y arte de prudencia, de Gracián (1647), en un manuel de psychologie pour l’aristocratie française sous Louis XIV intitulé L’Homme de cour, et son influence fut telle que, dans les années 1970, Norbert Elias fit de la maîtrise des affects un élément central de la rationalité curiale dans le processus de civilisation.


Eblouissantes études de cas


On découvrira avec bonheur ces études de cas, éblouissantes d’érudition et sans rien jamais « qui pèse ou qui pose ». Chartier y traite de mutations décisives mais non exclusives. L’imprimerie permit, on le sait, de disséminer les textes à une échelle jusqu’alors inconnue. Mais cette invention avait déjà un précédent : en tant que forme, le livre était apparu entre le IIe et le IVe siècle avec le codex – contrairement au rouleau, celui-ci permettait de feuilleter, de repérer facilement un passage, d’indexer ou d’écrire en lisant. De même la diffusion de textes manuscrits s’est-elle longtemps poursuivie au sein de la culture de l’imprimé sous forme de pamphlets, de textes poétiques, d’ouvrages libertins ou de certificats. Car l’imprimerie suscita longtemps une certaine méfiance : le dramaturge espagnol Lope de Vega (1562-1635) ne se résigna à la publication de ses « comedias » que parce qu’il en circulait des versions tirées de copies fautives ou établies par des « memoriones » ayant assisté à des représentations qu’ils prétendaient restituer fidèlement.

Anthony Grafton et Roger Chartier s’accordent sur un point essentiel : les innovations apportées par la lecture numérique ne se comprennent qu’à la lumière du passé. Ainsi des célèbres Hexaples où Origène, au IIIe siècle, disposa en six colonnes l’Ancien Testament avec, sur le côté gauche, le texte en hébreu, suivi de sa translittération, puis la version grecque nommée « Septante », et trois autres traductions : un système de tables permettait d’établir les parallèles entre les versions ou de repérer les écarts, autrement dit de naviguer dans la Bible d’une manière qui anticipait bien ce que nous nommons aujourd’hui « hyperliens ».

L’Œuvre, l’Atelier et la Scène. Trois études de mobilité textuelle, de Roger Chartier, Classiques Garnier, « Fonds Paul-Zumthor », 146 p., 19 €.

La Page de l’antiquité à l’ère du numérique. Histoire, usages, esthétiques, d’Anthony Grafton, Hazan, « Bibliothèque Hazan », 192 p., 15 €.
Extraits de « L’Œuvre, l’atelier et la scène » et de « La Page, de l’Antiquité à l’ère du numérique »
 « On sait les réticences de Molière devant la publication imprimée de ses pièces. Avant Les Précieuses ridicules et la nécessité de devancer la publication du texte par Somaize et Ribou, faite à partir d’une copie dérobée et sous le couvert d’un privilège obtenu par surprise, jamais Molière n’avait livré l’une de ses comédies à l’impression. Il y avait à cela des raisons financières, puisque, une fois publiée, une pièce peut être jouée par n’importe quelle troupe, mais aussi des raisons esthétiques. Pour Molière, l’effet du texte de théâtre tient tout entier dans l’“action”, c’est-à-dire dans la représentation. »
         L’Œuvre, l’atelier et la scène, page 28

« La décision la plus ingénieuse ­d’Origène a été de choisir la colonne comme autre élément de base de la mise en page. Dans les papyrus habituels, les colonnes sont de simples ­unités de textes, et leur largeur est ­conventionnellement déterminée par leur genre (…), mais chaque colonne a un contenu aléatoire : elle commence là où finit la précédente. (…) Dans les Hexaples, en revanche, chaque colonne contient une certaine quantité de texte biblique, et chaque page invite le lecteur à comparer et à juger les ­différentes versions. La nature du texte et les problèmes de son établissement sont expliqués de manière précise, et il est facile de localiser n’importe quelle partie que l’on souhaite étudier. Rien de tout cela n’aurait été possible avec des rouleaux. »
La Page, de l’Antiquité à l’ère du numérique, page 55



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